Le rapport de la Mission de l’OIAC sur l’attaque chimique de Douma le 7 avril 2018 et les preuves en sources ouvertes
Le nouveau rapport de la Mission d’établissement des faits (MEF) de l’OIAC sur l’attaque chimique de Douma du 7 avril 2018 fournit plus de détails sur ce qui s’est passé à Douma il y a près d’un an – et nous permet également de comparer ces détails et leurs conclusions avec des éléments de preuve en sources ouvertes et les déclarations faites par les différents belligérants.
Les enquêtes en sources ouvertes
Quelques jours après l’attaque, Bellingcat a publié un article, « Enquête « open source » sur les attaques chimiques présumées à Douma le 7 avril 2018 », qui examinait les preuves en sources ouvertes autour de cette attaque. Cet article se focalisait en particulier sur un lieu, un immeuble résidentiel où, selon l’analyse réalisée par Bellingcat, se trouvaient au moins 34 corps. Une bonbonne de gaz chloré a été retrouvée encastrée dans le sol d’un des balcons du bâtiment, comme on peut le voir ci-dessous, ce qui indiquait que le gaz avait été expulsé de cette bonbonne directement à l’intérieur du bâtiment :
Notre article en avait conclu ceci :
« D’après les preuves disponibles, il est hautement probable que le largage d’une bonbonne contenant probablement du gaz chloré depuis un hélicoptère « Hip », provenant de la base aérienne de Doumayr, ait causé la mort d’au moins 34 personnes à 19 h 30 dans l’immeuble près de la place El Chouhada. »
Un article plus récent, publié par Bellingcat le 29 avril, intitulé « All The Pieces Matter – Les bombes au chlore syriennes et l’attaque chimique de Douma », avait examiné les restes des deux bombes au chlore utilisées lors de l’attaque, en mettant en évidence le support métallique trouvé sur chaque site d’impact. Ce support – avec ses ailettes – ressemblait à celui attaché aux bonbonnes de chlore utilisées lors d’autres attaques par les forces gouvernementales syriennes. Lors de l’attaque de Douma, un des ces supports s’était détaché de sa bonbonne, mais sur l’autre, il était clairement visible, toujours attaché :
Le New York Times et Forensic Architecture ont collaboré à une enquête sur l’attaque publiée en juin 2018 ; « One Building, One Bomb: How Assad Gassed His Own People » (Un immeuble, une bombe : comment Assad a gazé son propre peuple – ndt), avec une reconstruction détaillée des lieux de l’attaque, produite par Forensic Architecture :
L’enquête menée par le New York Times et Forensic Architecture a confirmé les analyses antérieures de Bellingcat. Elle y a ajouté des détails essentiels, tels que la reconstitution du support métallique très endommagé retrouvé détachée de l’une des bonbonnes de chlore, et a prouvé qu’il s’adaptait parfaitement à cette bonbonne une fois reconstitué. De plus, l’enquête a identifié les marques présentes sur l’une des bonbonnes de chlore, repérée sur l’un des deux lieux d’impact. Ces marques correspondaient à une structure en treillis métallique, une sorte de grillage, heurtée par la bonbonne alors qu’elle tombait sur le balcon – le grillage ayant d’ailleurs été retrouvée juste à côté de la bonbonne. Cela confirmait que la bonbonne de chlore avait été larguée depuis les airs et non placée sur les lieux, comme certains le prétendaient.
Bien que Bellingcat ait déclaré dans son enquête que le chlore avait très probablement été utilisé lors de deux attaques survenues à 19 h 30, heure locale, certains rapports sur le terrain ont suggéré le contraire. Les rapports du groupe de documentation des ONG Réseau syrien pour les droits de l’homme (SNHR) et du Centre de documentation des violations en Syrie (VDC) font bien référence aux attaques de 19 h 30 mais aussi à une précédente attaque qui se serait produite à 16 h, près de la boulangerie Sa’da, à Douma. En plus d’évoquer l’utilisation de chlore, le VDC a rapporté des témoignages décrivant des symptômes suggérant qu’un autre agent chimique aurait pu être utilisé :
Le Dr Jamal Rafie (pseudonyme) a déclaré au VDC que les symptômes qu’il avait observé chez ses patients « ne ressemblaient pas aux symptômes d’une attaque au chlore. Le chlore seul ne peut pas provoquer de tels symptômes. S’il provoque bien une suffocation, il n’affecte pas les nerfs. Il y avait des symptômes typiques des composés de phosphore organique de la catégorie du gaz sarin. Mais l’odeur de chlore était également présente sur place. »
Le Dr. Mohammed Kuttoub de la Société syro-américaine de médecine (SAMS) a déclaré au VDC que ses collègues de la Ghouta orientale avaient observé des symptômes tels que : « des pupilles rétrécies, un rythme cardiaque lent, une respiration lente, une écume abondante sortant de la bouche et du nez, et aussi une brûlure de la cornée dans certains cas. »
La Défense civile syrienne, également connue sous le nom de « casques blancs », avait signalé qu’une attaque chimique survenue le 7 avril 2018 à 19 h 45 avait tué plus de 43 personnes et en avait blessé plus de 500. Selon les casques blancs, ces victimes portaient des signes de cyanose (décoloration bleuâtre de la peau), d’écume abondante de la bouche et des brûlures de la cornée ; six survivants avaient des pupilles rétrécies et des convulsions. Le rapport des casques blancs en avait conclu que les victimes avaient été exposées à « des produits chimiques toxiques ; très probablement un organophosphate ».
Rien n’indique que ces conclusions reposent sur autre chose que sur les observations des symptômes de la victime. Il est aussi possible que la gravité de l’exposition au chlore soit responsable de symptômes inhabituellement forts, comme l’expliquait Keith B. Ward pour Bellingcat dans un article intitulé « La létalité du gaz de chlore – Une explication possible du nombre élevé de blessés graves victimes et décès à la suite des attaques du 7 avril 2018 à Douma, en Syrie ».
Le rapport de la MEF de l’OIAC
La Mission d’établissement des faits (MEF) de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) cherche à établir s’il est possible que des armes chimiques aient été utilisées, et non pas à désigner un responsable pour de telles attaques. Par conséquent, même si le rapport sur Douma fournit de nombreux détails supplémentaires, établir qu’une attaque a eu lieu ne suffit pas. Dans le résumé du rapport, il est écrit :
« En ce qui concerne l’utilisation présumée de produits chimiques toxiques comme armes le 7 avril 2018 à Douma, en République arabe syrienne, l’évaluation et l’analyse de toutes les informations recueillies par la MEF – témoignages, résultats d’analyses d’échantillons environnementaux et biomédicaux, analyses toxicologiques et balistiques par des experts, informations numériques supplémentaires fournies par des témoins – fournissent des motifs raisonnables de croire qu’un produit chimique a bien servi d’arme. Ce produit chimique toxique contenait du chlore réactif. Le produit chimique toxique était probablement du chlore moléculaire. »
Contrairement à de nombreuses enquêtes antérieures de la MEF de l’OIAC, l’équipe a pu collecter directement des échantillons de l’attaque cette fois, permettant ainsi d’assurer une traçabilité complète. Sur la base de ces échantillons et d’autres éléments de preuve, la Mission d’établissement des faits de l’OIAC a été en mesure de tirer la conclusion ci-dessus.
La documentation et l’analyse des sites d’impact par la MEF de l’OIAC, pour laquelle une grande partie des vidéos et photos disponibles en sources ouvertes ont été sauvegardées, revêtent un intérêt particulier en ce qui concerne les enquêtes “open source”. Le rapport identifie quatre emplacements notables, dont deux sont les lieux d’impact situés sur le balcon et dans la chambre à coucher.
Le deuxième emplacement est identifié comme étant celui du balcon ; il correspond à celui des images “open source” géolocalisées de ce lieu d’impact. Le rapport de la Mission d’établissement des faits de l’OIAC comprend un schéma du bâtiment, indiquant où les corps ont été découverts par les habitants à la suite de l’attaque :
Les enquêteurs de la MEF de l’OIAC n’ont pu se rendre dans le bâtiment qu’après que les corps ont été enlevés et enterrés. Ils n’ont donc pas pu examiner les corps eux-mêmes. Le rapport déclare :
« De nombreux signes et symptômes signalés par le personnel médical, les témoins et les blessés (ainsi que ceux apparaissant dans plusieurs vidéos fournies par les témoins), leur apparition rapide et le grand nombre de ceux qui ont auraient été touchés indiquent une exposition à un produit irritant ou toxique par inhalation. Toutefois, compte tenu des informations examinées et de l’absence d’échantillons biomédicaux prélevés sur les corps des personnes décédées ou d’autopsies, il n’est actuellement pas possible de relier ces symptômes à un produit chimique spécifique. »
Bien que le rapport de la MEF de l’OIAC ne fournisse pas ses propres statistiques sur les victimes dans son rapport, il y inclut les déclarations des témoins concernant le nombre de morts :
« Des témoins ont rapporté à l’équipe de la MEF que 43 décès étaient liés à l’incident chimique présumé. La plupart des corps, dispersés sur plusieurs étages à l’intérieur d’un immeuble et devant ce même bâtiment ont été aperçus sur des vidéos et des photos. En outre, plusieurs témoins ont également rapporté avoir vu des personnes décédées dans le sous-sol du bâtiment, dans plusieurs étages de l’immeuble, dans les rues et ainsi que dans les sous-sols d’autres bâtiments situés dans la même zone. »
L’enquête initiale menée par Bellingcat sur l’incident comptabilisait au moins 34 corps dans des vidéos et des photographies prises depuis le lieu d’impact situé sur le balcon. En l’absence d’images prises dans le sous-sol du bâtiment, il n’a pas été possible de compter les victimes qui auraient été tuées à cet endroit.
L’analyse du site d’impact du balcon par l’OIAC fournit une confirmation supplémentaire que les munitions utilisées ont été larguées depuis les airs. La MEF de l’OIAC a pu accéder au site et a pris plusieurs photographies de la bonbonne de gaz et de la zone environnante :
Le rapport précise ce qui suit :
« La ferraille tordue présente sur le patio indique que celui-ci aurait été recouvert d’un grillage métallique à un moment donné, même s’il est difficile de savoir s’il a été endommagé pendant l’incident présumé ou s’il a été démoli auparavant. Les dommages visibles sur la bonbonne de gaz indiquent que le flanc de celle-ci n’a pas glissé sur le grillage mais l’a heurté perpendiculairement. »
Cette déclaration est cohérente avec les travaux de Forensic Architecture et du New York Times, qui avaient précédemment remarqué les dommages causés à la bonbonne par le choc avec ce grillage :
Dans l’image ci-dessus, Forensic Architecture avait réalisé une modélisation en 3D du lieu d’impact, avec une modélisation de la bonbonne de gaz, ainsi que du grillage métallique. Cela a permis de comparer la modélisation 3D du grillage aux marques figurant sur la modélisation 3D de la bonbonne, et de démontrer que leur taille et leur forme correspondaient. Le rapport de la MEF de l’OIAC corrobore donc l’idée selon laquelle la bonbonne a été larguée sur le balcon.
En plus de la collision de la bonbonne avec le grillage lors de sa chute, le rapport présente des preuves attestant qu’elle a heurté un autre objet :
« Constatant les dégâts sur le toit au-dessus du cratère, les experts ont pu expliquer pourquoi la bonbonne n’avait pas pénétré complètement dans l’ouverture. On peut constater qu’il y a eu un impact important sur le toit et sur les murs au-dessus du balcon. L’impact aurait ralenti la chute de la bonbonne, modifiant ainsi sa trajectoire. En heurtant le sol en béton du balcon, elle y aurait creusé un trou, mais sans disposer d’une énergie suffisante pour le traverser. »
Les dommages décrits ci-dessus sont visibles sur les images prises par la MEF de l’OIAC lors de sa visite sur le site :
Pour approfondir cette théorie, des enquêteurs du groupe de travail de l’OIAC ont demandé à des experts d’analyser le type de dommages qu’aurait subi la bonbonne si elle avait heurté le coin du bâtiment. Les résultats ont montré que les dommages causés à la bonbonne étaient bien compatibles avec ce type d’impact :
La MEF de l’OIAC a également documenté les changements dans les lieux examinés à partir des images filmées après l’incident et de ce qu’ils ont découvert lors de leurs visites sur place. S’agissant du site du balcon, ils ont noté que la bonbonne avait déjà été échantillonnée, que des objets et des débris avaient été déplacés et que « le support métallique de la bonbonne et ses ailettes, visibles sur la terrasse en vidéo, n’étaient plus présents au moment de la visite de la Mission. »
Le support métallique de la bonbonne et ses ailettes sont des éléments de preuve essentiels reliant la bonbonne de gaz du balcon à celle trouvée dans la chambre à coucher, ainsi que celles utilisées lors des précédentes attaques au chlore en Syrie. Au moment de la visite de la Mission, le site était sous le contrôle des forces progouvernementales.
Comme pour le balcon, l’impact et la trajectoire de la bonbonne de gaz sur le site de la chambre à coucher ont été minutieusement examinés par la MEF de l’OIAC, des experts ayant été invités à participer à l’analyse. Ce deuxième site a été le sujet d’une controverse particulière, car la position de la bonbonne sur le lit, à une certaine distance du trou dans le toit qu’elle avait apparemment fait, a conduit certains à prétendre que la bonbonne avait été placée manuellement sur le lit par des acteurs inconnus. Cependant, le rapport de la Mission d’enquête de l’OIAC indique ce qui suit :
« L’équipe a consulté des experts en ingénierie mécanique, en balistique et en métallurgie afin de fournir des évaluations qualifiées et compétentes au sujet de la trajectoire des bonbonnes de gaz. Les résultats de ces évaluations ont indiqué que la forme de l’ouverture dans le toit correspondait à la forme et aux dégâts observés par l’équipe. Les évaluations ont en outre indiqué qu’après avoir traversé le plafond et percuté le sol à une vitesse inférieure, la bonbonne avait continué à changer de trajectoire jusqu’à atteindre la position dans laquelle elle avait été trouvé. »
La simulation de l’impact montre également que la forme du trou dans le toit est compatible avec l’atterrissage de la bouteille de gaz parallèlement au sol, comme le montre l’image ci-dessous :
Un modèle informatique de la bonbonne après l’impact a également été créé :
L’aplatissement d’un côté du modèle de la bonbonne est clairement visible sur les photographies de ladite bonbonne :
Cela indique une fois de plus que les bonbonnes de chlore utilisées lors de l’attaque ont clairement été larguées depuis les airs, les dommages observés sur ces bonbonnes étant compatibles avec ceux déjà observés dans d’autres attaques au chlore. Si ces attaques ont été mises en scène, comme certains l’ont prétendu, la mise en scène serait si parfaite que les experts ayant examiné les bonbonnes endommagées de chaque site en auraient conclu qu’elles correspondaient parfaitement aux types d’impact observés. Une mise en scène qui inclurait donc la fabrication de marques de grillage sur la bonbonne et de dégâts correspondant exactement à une trajectoire d’impact sur le coin du bâtiment. Sans parler de l’autre bonbonne atterrissant de manière très différente, parallèlement au toit qu’elle a percuté, avec pour effet de l’aplatir.
Bien que certains puissent se complaire à élaborer des théories du complot de plus en plus sophistiquées à propos de ce qui s’est passé à Douma, le rapport de la MEF de l’OIAC démontre une fois de plus que l’attaque de Douma était en réalité une nouvelle attaque au chlore lancée par hélicoptère, utilisant le même type de bonbonne de gaz modifiée déjà observé dans de précédentes attaques.
Les recherches de Bellingcat pour cet article ont été sponsorisées par PAX for Peace.
Article d’Eliot Higgins traduit par le collectif Syrie Factuel.