All The Pieces Matter – Les bombes au chlore syriennes et l'attaque chimique de Douma

À la suite de l’attaque chimique de Douma du 7 avril 2018, une attention particulière a été accordée à deux sites d’impacts où les restes de bouteilles de gaz jaunes ont été découverts. Alors que l’on a beaucoup commenté l’emplacement de ces bouteilles de gaz, une attention moindre a été portée à l’utilisation historique du chlore comme arme chimique dans le conflit syrien, et à ce que celle-ci nous dit des bouteilles de gaz filmées à la suite de l’attaque de Douma.

Pour les besoins de cet article, les bouteilles de gaz seront décrites comme « bonbonne de la chambre » et « bonbonne du balcon », en référence aux emplacements où elles ont été trouvées. La bonbonne du balcon a déjà été géolocalisée par Bellingcat, dans un bâtiment où au moins 34 morts ont été filmés suite à l’attaque. Il convient de noter que diverses sources ont signalé que le nombre de victimes se situait entre 43 et au moins 85, et bien que les vidéos montrent 34 morts, il ne semble pas y avoir d’images des morts trouvés dans le sous-sol, ce qui pourrait accroître leur nombre dans ce bâtiment de manière significative, et pourrait expliquer la majorité, sinon la totalité, des décès liés à l’attaque chimique de Douma (À ce moment-là, Eliot Higgins n’avait pas encore compris que l’on voyait aussi le sous-sol dans les vidéos – ndt).

La bonbonne de la chambre n’a pas été géolocalisée de façon indépendante, mais se situe vraisemblablement dans un autre bâtiment à proximité de la bonbonne du balcon. Il est à noter qu’il semble n’y avoir eu aucun décès filmé dans le bâtiment où elle se trouve.

Un certain nombre de remarques ont été faites quant à la façon dont les bouteilles de gaz ont frayé leur chemin dans ces bâtiments. Un reportage récent de Vesti, un programme d’information national produit par le consortium de médias gouvernementaux VGTRK, a prétendu que les bonbonnes avaient été placés dans les bâtiments, et que les dommages avaient été falsifiés pour donner l’impression qu’elles avaient été larguées sur l’immeuble.

Cependant, quelques heures après l’attaque, à 2 h 46 heure locale, une vidéo choquante de l’intérieur du bâtiment où se trouvait la bonbonne du balcon a été mise en ligne, montrant plusieurs cadavres, vus dans des vidéos antérieures tournées au même endroit. A 1 min 35 s dans la vidéo, au moment où un groupe d’hommes pénètre dans une pièce et sort rapidement, on peut apercevoir brièvement l’extrémité de la bouteille de gaz. Une comparaison entre ces images et celles de l’équipe de CBS News, qui s’est rendue sur le site de la bonbonne du balcon, confirme que l’extrémité de la bouteille de gaz est visible :

À gauche, une capture d’écran d’une vidéo prise la nuit de l’attaque (source) ; à droite, une capture d’écran de la vidéo de CBS News montrant le balcon à l’emplacement de l’impact, vu par en-dessous (source).

Ces images de la nuit de l’attaque sont significatives car elles montrent que la bouteille de gaz est blanche, ce qui est presque certainement dû à la formation de givre après la libération rapide de gaz sous pression. Ce phénomène a été documenté lors de précédentes attaques, par exemple avec des roquettes sol-sol remplies de chlore, utilisées le 22 janvier 2018 à Douma :

Une photographie publiée par Bassam Khabieh sur Facebook le 22 janvier, montrant la munition utilisée, avec du givre sur l’ogive. (Photo Bassam Khabieh)

Des images d’une attaque au chlore antérieure publiées par Al Jazeera montrent clairement du gaz jaune-vert s’échappant d’une bouteille de gaz jaune partiellement couverte de givre, confirmant à nouveau ce phénomène :

Vidéo publiée par Al Jazeera en arabe, montrant une bouteille de gaz partiellement couverte de givre alors que le gaz s’en échappe (source).

Cela montre clairement que la bonbonne a pu expulser du gaz à l’intérieur de l’immeuble et qu’elle n’a pas été simplement placée dans un trou sur le balcon du bâtiment. On remarque aussi l’extrémité avant des bouteilles de gaz dans la chambre et sur le balcon. Dans la chambre à coucher, l’extrémité avant de la bonbonne est peu endommagée et la valve utilisée pour la remplir est toujours en place :

L’extrémité avant de la bonbonne de la chambre, montrant la valve en place (source).

À l’emplacement de la bonbonne du balcon, l’avant de la bouteille est cabossé, avec la valve clairement manquante :

L’extrémité avant de la bonbonne du balcon, filmée le 8 avril 2018 (source).

Le reportage de Vesti depuis l’emplacement de la bonbonne de la chambre prétend que la valve est partiellement ouverte pour libérer lentement le gaz de la bouteille, donc si ces bouteilles ont été placés intentionnellement afin de simuler les attaques, la question est la suivante : pourquoi la valve aurait-elle été retirée à l’un des emplacements, et légèrement ouverte à l’autre ? Pourquoi les témoins ne décrivent-ils pas le tapage qu’aurait généré pendant des heures le perçage de trous dans les toits en béton ?

Si, comme cela semble être le scénario le plus probable, les bonbonnes ont été larguées par voie aérienne, la présence de la valve sur la bouteille de la chambre suggérerait que la munition improvisée n’a pas fonctionné comme prévu, laissant la valve en place et limitant le dégagement de gaz, d’où l’absence de victimes déclarées à l’emplacement de la bonbonne de la chambre. A l’emplacement de celle du balcon, l’enlèvement de la valve et sa position à l’intérieur du bâtiment auraient conduit la bouteille de gaz à se vider dans l’immeuble, l’inondant rapidement de chlore gazeux.

Ce n’est pas la seule différence entre les deux bouteilles de gaz. Celle de la chambre possède une structure métallique qui l’entoure, alors que cette structure est absente de la bonbonne du balcon. Cette structure comprend les éléments clés suivants :

De gauche à droite : anneaux de suspension, essieu et roues, vis et boulon, empennage (source 1, source 2).

La plupart des images de la bouteille de gaz du balcon se focalisent sur la bouteille elle-même, en ignorant les débris qui l’entourent, mais ces débris fournissent des indices cruciaux reliant les deux bouteilles de gaz. Dans les images datées du 8 avril où apparaît la bonbonne du balcon, on peut voir le même type d’essieu et de roues à proximité de la bouteille. L’essieu métallique est relié à un autre tube métallique plus court, c’est la même configuration qui est visible, soudée à l’armature en métal de la bonbonne de la chambre :

Roues et essieu filmés à l’emplacement du balcon (source).

Un autre ensemble d’essieu et de roues avec la même configuration est aussi visible parmi les débris situés à côté de la bonbonne. L’une des roues s’est détachée, c’est peut-être le disque jaune-brun visible dans les images ci-dessus.

Un essieu parmi les débris à l’emplacement de la bonbonne du balcon (source de gauche, source de droite).

Dans la pile de débris, on peut également voir une structure métallique similaire constituée de larges bandes de métal reliant des bandes plus longues et plus minces, visibles sur la bonbonne de la chambre :

À gauche, des débris sur le balcon (source) ; à droite, la bonbonne de la chambre (source).

À peine visible parmi les débris du balcon, le même anneau, probablement un anneau de suspension utilisé pour transporter la munition, qui est visible sur la bonbonne de la chambre :

À gauche, un anneau de suspension dans les débris du balcon (source) ; à droite, un anneau de suspension sur la bonbonne de la chambre (source).

Enfin, un boulon (ainsi qu’une vis – ndt) et possiblement une ailette d’empennage (ensemble d’ailettes d’un projectile assurant la stabilité de sa trajectoire – ndt) sont visibles dans les débris, caractéristiques aussi visibles sur la bonbonne de la chambre :

À gauche, un boulon dans les débris du balcon ; à droite, un boulon sur la bonbonne de la chambre (source).

Ensemble, tous ces débris ne peuvent signifier qu’une seule chose, à savoir que la même structure extérieure visible sur la bonbonne de la chambre est présente à l’emplacement de la bonbonne du balcon, mais fortement endommagée. Il semble très probable que la structure ait été attachée à la bouteille de gaz, mais qu’à un moment donné elle s’en soit séparée. Ne disposant pas d’images du balcon avant l’impact, et ne sachant pas si certains débris ont été déplacés, il est impossible d’établir avec certitude comment la structure a été enlevée, mais les images de Vesti News pourraient fournir un indice. Les images montrent des dommages évidents dans le coin du bâtiment, ce qui pourrait indiquer que la bouteille de gaz l’a heurté avant de toucher le sol du balcon. Il est possible que cet impact ait amené la structure à se détacher de la bonbonne, mais il n’est actuellement pas possible d’établir les circonstances exactes au moyen de sources publiques (« open sources ») ou de témoignages :

Dommages causés au bâtiment au-dessus de la bonbonne du balcon (source).

L’importance de la structure liée aux deux bouteilles de gaz peut être établie en examinant l’histoire de l’utilisation du gaz chloré comme arme chimique par l’Armée de l’air syrienne (AAS). Des douzaines d’attaques aériennes au chlore ont été rapportées et étudiées depuis 2014, et il y a une évolution claire dans la façon dont le chlore a été utilisé. Les premiers exemples, au printemps 2014, montraient une variété de configurations, la plupart consistant à placer une bouteille de chlore dans le corps d’une bombe baril, dont la conception était devenue standardisée au cours de deux années d’utilisation. Dans l’exemple ci-dessous, on peut voir une bouteille de gaz à l’intérieur du corps d’une bombe-baril, lors une attaque d’avril 2014 à Kafr Zita :

Une évolution ultérieure de cette conception a été documentée dans un rapport de la MEF OIAC (Mission d’établissement des faits de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques) examinant les allégations d’utilisation d’armes chimiques au printemps 2015, détaillé sur le blog The Trench de J. P. Zanders :

« La configuration se compose de 9 bouteilles de gaz (en vert) vraisemblablement remplies de produits chimiques toxiques. Le rapport suggère qu’elles peuvent avoir été remplies avec un composé contenant du chlore ou du chlorure. Les flacons contenant du permanganate de potassium (en rose) auraient ensuite été utilisés pour oxyder le composé contenant du chlore, résultant en dichlore (Cl2). Le permanganate de potassium pourrait être responsable de la couleur rouge pourpre que l’on aperçoit parfois sur les photos et les vidéos des lieux d’impact. »

Un schéma de cette configuration est présenté ci-dessous :

Illustration 32 : Représentation d’une munition chimique improvisée, présumée utilisée dans le gouvernorat d’Idlib entre mars et mai 2015. (Source OIAC)

Un an plus tard, cette conception semble avoir été abandonnée, et dans de multiples cas, après une attaque chimique, des bouteilles de gaz chloré ont été retrouvées sans le corps d’une bombe baril, précédemment associé à ce type d’attaques. Human Rights Watch a documenté un certain nombre d’exemples utilisés lors du siège d’Alep fin 2016 :

Photographies de bouteilles de chlore utilisées dans des attaques chimiques présumées à Alep (source).

Trois de ces photos attirent l’attention par rapport à l’attaque de Douma. Les attaques de Masaken Hanano, le 16 novembre 2016, et de Karm al-Jazmati, le 23 novembre 2016, présentent toutes deux des structures métalliques visibles à l’extérieur des bouteilles de gaz, celle de Karm al-Jazmati fournissant l’exemple le plus complet :

Photographie imprimée fournie à Reuters le 13 février 2017 par Human Rights Watch. Elle montrerait une bouteille de gaz jaune trouvée à Masaken Hanano, dans la province d’Alep, après une attaque au chlore le 18 novembre 2016. Avec la permission de Human Rights Watch/Photographie imprimée via Reuters.

Les similitudes apparaissent clairement : les bandes métalliques, le boulon sur le côté inférieur droit, et les restes de ce qui semble être un essieu et une roue en bas à droite de l’image. Dans la photo de Boustan el-Qasr, on voit les restes de ce qui semble être une configuration d’essieu similaire à celle qui apparaît dans les images de Douma, avec un morceau de tube métallique qui lui est attaché :

Boustan el-Qasr, le 10 décembre 2016.

Près d’un an plus tard, en août 2017 à Khan al-Assal, dans la province d’Alep, les restes d’une bouteille de gaz jaune avec des modifications presque identiques à celles observées à Douma ont été documentés par les Casques Blancs :

L’emplacement de l’impact d’août 2017 (source).

Les restes de la munition de l’attaque d’août 2017 (source).

Il est clair que les restes des munitions documentées après l’attaque du 7 avril 2018 à Douma ressemblent fortement à ceux documentés après les attaques aériennes au chlore depuis 2016, montrant un lien clair entre ces attaques antérieures de l’Armée de l’air syrienne (AAS) et l’attaque chimique de Douma. Alors que certains continuent à tenter d’affirmer que les attaques ont été mises en scène, la ressemblance évidente avec des attaques aériennes au chlore antérieures suggère fortement que Douma appartenait à une longue série d’attaques au chlore menées par l’AAS.

Merci au collectif Syrie Factuel pour la traduction de cet article.