Les dessous du Wagnergate : l’audacieuse opération ukrainienne d’infiltration pour piéger des mercenaires russes

  • Le 29 juillet 2020, les médias d’État bélarusses ont annoncé l’arrestation par les services de sécurité de 33 combattants de la compagnie militaire privée Wagner. D’après ces médias, ils faisaient partie d’un groupe de 200 combattants présents au Bélarus afin de déstabiliser le pays avant son élection présidentielle, début août. Tous ces hommes, dont les noms et dates de naissance ont été publiés par les médias bélarusses, étaient de nationalités russe, certains ayant également la double nationalité ukrainienne ou bélarusse.
  • Si le Bélarus a d’abord accusé la Russie d’ingérence dans l’élection d’août, les deux pays semblent s’être réconciliés après le retour des mercenaires en Russie et la consolidation de leurs coopérations militaires et économiques.
  • Il s’avère finalement que l’apparition des mercenaires russes n’avait rien à voir avec une ingérence russe dans l’élection bélarusse, et qu’il s’agissait en réalité d’une opération d’infiltration ukrainienne qui a échoué. Les retombées politiques de cet incident continuent de se faire ressentir, impliquant les deux derniers présidents ukrainiens et la plupart des services de sécurité, de renseignement et militaires du pays.

Une enquête d’un an menée par Bellingcat et The Insider a établi que cette opération, qui s’est conclue par la capture de 33 mercenaires à Minsk en juillet 2020, était en réalité une tentative élaborée d’infiltration conduite par le renseignement militaire ukrainien, le GUR MOU, avec le concours du département du contre-espionnage de l’agence de renseignement intérieur, le SBU. Grâce au faux recrutement de mercenaires pour une compagnie militaire privée désormais disparue, l’opération avait pour but de piéger des dizaines de citoyens russes, ukrainiens et bélarusses suspectés par les autorités ukrainiennes d’avoir commis de graves crimes en combattant pour les groupes armés soutenus par la Russie dans l’Est de l’Ukraine.

Nombre de ces mercenaires ont combattu dans la région du Donbass pour le compte de la tristement célèbre compagnie militaire privée (CMP) Wagner. D’autres ont pris les armes au sein des « groupes de volontaires » et d’autres encore travaillaient directement pour l’armée ou les services de sécurité russes. La plupart des ces hommes ont servi à un moment ou à un autre au sein de Wagner, que ce soit en Ukraine ou en Syrie, en Libye, ou en République centrafricaine (RCA).

Illustration (droits réservés): Ann Kiernan, pour Bellingcat

L’opération avait commencé début 2018 comme une banale campagne de collecte de renseignement par le GUR MOU. Fin 2019, après le succès du transfert extrajudiciaire d’individus tels que l’ancien commandant séparatiste Volodymyr Tsemakh, le projet devient plus ambitieux. Début 2020, il se transforme en une opération d’infiltration opportuniste ciblant des centaines de mercenaires russes partis se reposer chez eux en Russie pendant le confinement de la pandémie de Covid-19. À ce stade, plusieurs objectifs sont encore envisagés: mettre fin à l’opération une fois la collecte de renseignement jugée suffisante, ou attirer les cibles vers un pays tiers – comme la Hongrie, la Pologne ou les pays baltes – et demander leur extradition vers l’Ukraine.

Entre fin 2019 et début 2020, plusieurs commandants avec des transferts extrajudiciaires réussis à leur actif passent du SBU au GUR MOU. C’est sous leur influence que l’opération d’infiltration devient plus concrète et plus ambitieuse. La mission consiste désormais à attirer, détenir et juger un noyau dur de plusieurs dizaines de mercenaires. Le SBU participe à la planification pour créer une liste de cibles suspectées de crimes suffisamment étayés pour être condamnés par un tribunal.

D’après trois anciens participants à l’opération contactés par Bellingcat, le scénario final a été présenté au gouvernement ukrainien, et approuvé début juillet 2020. Il incluait la capture et la détention de 33 mercenaires grâce à la mise en scène de l’atterrissage d’urgence sur le sol ukrainien d’un vol les conduisant vers leur fausse destination de déploiement. Le choix de Minsk, la capitale du Bélarus, comme lieu de départ était aussi contraint (aucun vol commercial ne décollant de Russie pendant le confinement de 2020) que pratique. Un vol de Minsk à Istanbul, point de transfert vers de multiples autres destinations potentielles, ferait en effet passer l’avion à travers l’espace aérien ukrainien pendant environ 28 minutes. Juste le temps de déclencher un atterrissage d’urgence à l’aéroport international de Kiev-Boryspil.

Et alors que le bus transportant les mercenaires traverse la frontière russe vers le Bélarus, le 25 juillet, tout semble se dérouler comme prévu.

Mais au dernier moment, une décision controversée est prise de reporter l’opération de quelques jours. Un nouveau départ pour la Turquie est prévu pour le 30 juillet. En attendant, le groupe de mercenaires est hébergé dans un hôtel de Minsk, puis dans un spa en dehors de la capitale. Aux premières heures de l’avant dernier jour à l’hôtel, les services spéciaux bélarusses interviennent. Ils arrêtent les mercenaires, compromettant par inadvertance l’opération d’infiltration ukrainienne.

La chronologie et le contexte des événements relatés dans cette enquête ont été établis grâce à des dizaines d’entretiens avec des protagonistes de l’affaire, y compris avec des mercenaires russes piégés par les Ukrainiens et d’anciens membres des services de renseignements ukrainiens ayant participé à des niveaux divers à l’opération. Chacun a accepté de parler à Bellingcat pour contrer la désinformation diffusée aussi bien par la Russie que par l’Ukraine sur cet incident.

Pour vérifier les informations de ces sources, l’équipe d’enquête de Bellingcat a analysé et vérifié des centaines de documents électroniques, dont des candidatures d’emploi remplies par les mercenaires, des photos de leur médailles et autres récompenses militaires, des lettres de recommandation d’ancien commandants militaires et des bilans de santé envoyés à leur faux nouveau employeur. Surtout, des centaines de fichiers audios collectés pendant ce faux recrutement ont également été analysés. Certains de ces documents ont déjà fuité dans les médias ukrainiens, mais leur authenticité n’avait jusque là pas été vérifiée de manière indépendante.

Bellingcat a également vérifié des éléments clés de la chronologie des événements avec la Commission d’enquête du Parlement ukrainien. Cette commission a enquêté, indépendamment de Bellingcat, sur les circonstances de l’échec de l’opération d’infiltration.

Une description détaillée des méthodes utilisées pour cette enquête, dont notre explication sur la façon d’inclure des informations émanant de sources ne pouvant être nommées, est disponible dans un second article ici.

Les origines de l’infiltration

D’après des entretiens avec quatre anciens membres des services ukrainiens – qui ont demandé à rester anonyme pour discuter de sujets classifiés – et l’ancien président ukrainien Petro Porochenko, le renseignement militaire, le GUR MOU, et l’agence de sécurité intérieure, le SBU, ont commencé dès début 2014 à collecter des données et à établir des profils de militants russes, dont des mercenaires, combattant dans l’Est du pays. Le SBU, qui remplit également des fonctions d’enquêtes judiciaires, avait déjà commencé à compiler des dossiers sur des individus suspectés d’y avoir commis des crimes graves.

À la mi-2018, les services de renseignement ukrainiens ont développé une compréhension détaillée de la structure, des pratiques et de la composition des compagnies militaires privées russes, en particulier Wagner, fondée par Evgueni Prigojine, un entrepreneur proche du Kremlin. Alors que Wagner transférait ses mercenaires de l’Ukraine vers d’autres points chauds du globe comme la Syrie, la Libye, la RCA, le Mozambique et d’autres pays d’Afrique, les agences de renseignements ukrainiennes en apprenaient plus sur les méthodes de recrutement, de promotion et de rotation des compagnies militaires privées, ainsi que sur leurs connexions avec les services de sécurité russes.

Selon les anciens membres du renseignement ukrainien cités plus haut, deux de ces découvertes deviendront cruciales dans la mise en place de la future opération d’infiltration. Premièrement, les mercenaires doivent attendre dans leurs villes d’habitation entre deux déploiements, parfois pendant des mois voire des années. Ce qui les pousse à rechercher des emplois alternatifs. Deuxièmement, le marché des CMP en Russie n’est ni homogène ni centralisé : si le groupe Wagner de Prigojine a été responsable, et de loin, de la majorité des opérations soutenues par l’État russe à l’étranger depuis 2014 et essentiellement pour des missions de combat, il existe néanmoins d’autres compagnies plus petites contrôlées ou tolérées par les services de sécurité russes. Ces dernières fournissent essentiellement des services non-combattants, tels que la sécurisation de transports importants ou de ressources pour des entreprises russes à l’étranger.

Forte de ces connaissances, la communauté ukrainienne du renseignement commence à dessiner les grandes lignes d’un audacieux projet. L’objectif : piéger un petit nombre de mercenaires russes à la recherche d’un emploi et suspectés de crimes violents commis dans l’Est de l’Ukraine. La stratégie consiste à les attirer vers un lieu où ils seront appréhendés, extradés et livrés à la justice ukrainienne pour être jugés. Les premières hypothèses de travail proposent d’appâter deux à cinq mercenaires en congés vers un camp paramilitaire en Hongrie pour y participer à une fausse formation supposée augmenter leurs compétences en sécurité – un pré-requis pour obtenir un meilleur salaire dans l’univers des CMP. D’autres hypothèses similaires suggèrent également une extradition vers les pays baltes.

Des ambitions grandissantes

Le 27 juin 2019, une opération conjointe du GRU et du SBU en territoire contrôlé par la Russie dans l’Est de l’Ukraine abouti à la capture d’un citoyen ukrainien, Volodomyr Tsemakh, recherché pour meurtre depuis 2014. Alors qu’il était commandant de la force de défense anti-aérienne de Snijne, un lance-missiles BUK fourni par la Russie et déployé tout près de ce village avait abattu le vol MH17, tuant la totalité des 298 passagers à son bord. Tsemakh est ainsi un témoin crucial, et un complice potentiel, de cette affaire, et sa capture un énorme succès pour le renseignement ukrainien. (Tsemakh sera finalement renvoyé en Russie au cours d’un échange de prisonniers, malgré les demandes des enquêteurs néerlandais et australiens pour qu’il soit livré au groupe d’enquête (Joint Investigation Team) chargé de faire la lumière sur l’incident.)

Bien que les services de renseignements ukrainiens ont subi des pertes au cours de l’opération (un officier a été tué en marchant sur une mine, et un autre gravement blessé), ce succès a boosté le moral et les ambitions du GUR MOU et du 5éme Directorat (responsable de Kiev et ses environs) du département de contre-espionnage du SBU.

Ils ont en effet réussi à mener une opération de surveillance et de capture au cœur du territoire contrôlé par la Russie. L’équipe a ainsi été capable de faire discrètement passer le suspect, sous sédation, à travers un poste-frontière contrôlé par la Russie en le plaçant sur un fauteuil roulant et en prétendant qu’il devait bénéficier de soins médicaux urgents en Ukraine. De manière plus importante encore, l’opération a prouvé que les services de sécurité russes ne disposaient pas d’un contrôle total sur la localisation et la sécurité de potentiels témoins d’importances et de cibles diverses.

D’après un ancien membre du GUR MOU, le succès de la capture de Tsemakh et cette connaissance des vulnérabilités de l’appareil sécuritaire russe amène alors l’équipe a repenser son plan initial, considérant la possibilité d’une opération d’infiltration beaucoup plus ambitieuse ciblant cette fois des dizaines voire des centaines de suspects.

Opération Avenue, version 1.0

En septembre 2019, le GUR MOU a accumulé les informations personnelles, dont les emplois, la localisation, et les contacts de plus de 2000 anciens mercenaires. La plupart a combattu dans l’Est de l’Ukraine entre 2014 et 2018.

L’agence de renseignement ukrainienne sait donc déjà qui cibler. Reste à savoir comment.

Selon l’ancien membre du GUR MOU cité ci-dessus, une idée audacieuse est proposée durant un brainstorming du GUR MOU à la même période. Elle consiste à monter une fausse compagnie militaire privée pour recruter les anciens mercenaires, avec pour objectif initial de collecter des preuves de premières mains voire des aveux pour des crimes commis en Ukraine. Le GUR MOU considère aussi l’idée, en guise de deuxième étape, de leurrer un plus petit groupe de mercenaires pré-sélectionnés en leur proposant un déploiement à l’étranger et ainsi assurer leur capture en dehors de la Russie. Mais cette deuxième étape n’est pas encore gravée dans la roche, la première paraissant déjà suffisamment attrayante et ambitieuse.

Pour réaliser cette première étape, une équipe spéciale de six individus commence à travailler sur une couverture crédible et un plan opérationnel détaillé. Pour minimiser les risques de fuites, ils travaillent en isolation. La couverture requiert trois éléments cruciaux : une CMP crédible à la recherche de recrues, une proposition plausible de déploiement à l’étranger, et un responsable de projet convaincant prétendument issu des services de renseignement russes, un « Kurator ».

La fausse CMP MAR

Pour espérer séduire les mercenaires, l’équipe doit d’abord fabriquer une couverture d’employeur crédible. Pour ce faire, elle fait le choix osé d’utiliser une vraie CMP fondée à Saint-Pétersbourg en 2012, mais inactive. La « CMP MAR » peut aussi se vanter de son implication dans plusieurs opérations « dans les intérêts de l’État russe » dans l’Est de l’Ukraine en 2014. Le gouvernement autoproclamé de la République populaire de Donetsk (DNR), l’une des entités séparatistes soutenue par la Russie dans l’Est de l’Ukraine, a même remercié MAR pour sa « livraison d’aide humanitaire ». Son site web, actif jusqu’à fin 2019, assurait que la compagnie « soutient les intérêts de l’État là où ce dernier ne peut légalement remplir ses obligations ». Les propos publics remarqués de son fondateur Alexei Maruchenko (il affirmait en 2015 que sa compagnie avait déployé 70 personnes dans le Donbass et prévoyait d’en envoyer bien plus encore en Syrie et en Libye) a contribué à rendre cette compagnie démesurément populaire parmi les aspirants mercenaires. Pourtant, des enquêteurs internationaux tels que Conflit Intelligence Team citent aussi la CMP MAR comme un exemple de « coquille vide ». Sur les réseaux sociaux de la compagnie, des internautes se plaignent de ne pas avoir de réponse à leurs candidatures d’emploi via les numéros de téléphone et l’e-mail communiqués par la compagnie.

Autant d’éléments qui font de la CMP MAR l’appât parfait pour la future opération d’infiltration.

Fondateur de la CMP MAR, Alexei Maruchenko (deuxième à gauche) (source)

Pour intercepter les prochaines demandes de recrutement, l’équipe du GUR MOU enregistre en septembre 2019 un nom de domaine semblable et un site miroir, chvk-mar.org (le nom de domaine originel de MAR étant chvk-mar.ru). L’équipe obtient ainsi une adresse e-mail pour communiquer avec les candidats à la recherche d’un emploi.

Le faux Rosneft

Elle doit désormais trouver une destination crédible pour sa fausse campagne de recrutement. Fin 2019, Wagner est l’armée supplétive exclusivement utilisée à l’étranger par le Kremlin. Ceux qui mettent en place l’opération d’infiltration doivent donc trouver un équilibre subtil : créer une mission potentiellement dangereuse nécessitant de la part des mercenaires une expérience militaire, tout en apparaissant légitimement en faveur des intérêts de l’État russe afin de ne pas soulever de suspicions chez les recrues. Ce qui prend la forme d’une mission de protection d’installations pétrolières au Moyen-Orient détenues par Rosneft, le géant pétrolier russe détenu par l’État. Fin 2019, Rosneft gère en effet des puits de pétrole dans la région, et les compagnies militaires privées russes sont suspectées d’avoir conclu des contrats avec des entreprises pétrolières en Syrie. En Irak, les puits de pétroles de Rosneft se trouvent près des lignes de front et nécessitent une protection. L’équipe décide donc de choisir Rosneft comme client fictif de la mission de sécurité à venir. À cette fin, elle enregistre – à nouveau via un registre russe – le faux nom de domaine office-rosneft.org, qui sera utilisé pour correspondre avec les candidats.

Une analyse de l’historique DNS des noms de domaines chvk-mar.org et office-rosneft.org montre qu’ils ont été enregistrés à un intervalle de 9 jours fin septembre 2019, ce qui correspond à la chronologie fournie par les anciens participants à l’opération interrogés par Bellingcat.

Le faux « Sergei Petrovitch »

Toute légende nécessite un personnage principal. Pour trouver le sien, l’équipe du GUR MOU sollicite les services d’un opérationnel disposant d’une expérience au combat. Cet individu, connu sous le nom de « Sergei Petrovitch », connaît bien le conflit dans le Donbass ainsi que le jargon et les références culturelles utilisées dans le milieu des mercenaires russes. Il se porte volontaire pour jouer le rôle du faux recruteur et « kurator » du projet, prétendument pour le compte des services de renseignement russes.

Bellingcat n’a pas pu s’entretenir avec cet individu, les enquêteurs n’ayant connaissance que de son nom de couverture. Les informations concernant son rôle dans l’opération proviennent d’entretiens réalisés avec d’anciens participants à l’opération, ainsi que de l’analyse des centaines de messages audios échangés pendant les entretiens d’embauche menés par « Sergei Petrovitch » avec des dizaines de mercenaires.

La taupe du GRU

D’après les anciens participants à l’opération interrogés par Bellingcat, une autre source d’importance a été cooptée pour le projet : un officier subalterne du GRU, le renseignement militaire russe, compromis et recruté par le renseignement ukrainien pendant son déploiement dans la DNR quelques années auparavant. En 2019, à la retraite et de retour en Russie, il propose, comme suggéré par ses contacts ukrainiens du GUR MOU, de se lancer à nouveau dans la recherche d’un emploi auprès des forces armées russes. Il permet ainsi de fournir à l’équipe chargée de planifier l’opération un homme de l’intérieur capable de fournir des informations ainsi que d’alerter des risques. L’équipe espère également que sa présence permettra de renforcer la crédibilité de la fausse campagne de recrutement.

Comme pour « Sergei Petrovitch », Bellingcat n’a pas pu contacter cet officier du GRU ni établir son identité réelle. Les informations sur son rôle dans l’opération d’infiltration ne proviennent que d’entretiens menés avec d’anciens participants.

Le faux casting, version 1.0

Avec un agent russe convaincant à bord, l’opération peut vraiment démarrer. Le clone du site de la CMP MAR décrit plus haut affiche désormais des e-mails et des numéros téléphoniques de contact contrôlés par le GUR MOU. Pour attirer les candidatures, plusieurs offres d’emplois sont diffusées sur des sites web russes secrets connus pour avoir déjà été utilisés dans le recrutement de mercenaires.

Dans un listing du populaire mais secret site russe Avito.ru, sous l’en-tête Saint-Pétersbourg/emplois de sécurité, l’offre ci-dessous est postée le 25 septembre 2019 par un utilisateur s’identifiant comme « Alekseev » (le listing originel en Russe peut être consulté ici, et en version archivée ici)

Sur la base des descriptions d’offres d’emplois et des entretiens d’embauche analysés par Bellingcat, il semble que « Alekseev » est alors le prétendu « responsable des ressources humaines » de la fausse CMP MAR.

La première offre d’emploi de l’opération d’infiltration diffusée sur Avito, signée par « Alekseev »

L’une des offres propose un emploi rémunéré à hauteur de 225 000 roubles par mois (soit environ 3 200 $ ou 2 900 €), pour un déploiement à l’étranger pour protéger les propriétés d’une entreprise. Une expérience du maniement des armes et des certificats d’entraînement sont requis, a priori pour évacuer les candidats sans expérience du combat.

Sur le site de l’employeur, on trouve deux commentaires critiques, postés en janvier et avril 2020. Les deux utilisateurs se plaignent de ne pas avoir eu de réponses du « manager » après lui avoir envoyé leurs documents. Dans une réponse postée le 31 mars, « Alekseev » déclare que le recrutement est terminé et présente ses regrets sur ces retours négatifs.

« Les gars, ne faites pas confiance à cette escroquerie. Ils vous demandent de leur envoyer des documents et disent qu’un manager vous répondra, mais personne ne répond. Ils restent totalement silencieux. Et quant à savoir pourquoi ils avaient besoin de quoi que ce soit venant de vous, tout ce que vous pouvez faire c’est des suppositions », écrit Sergei en réponse à l’offre d’emploi d’Avito.

D’après les anciens participants du GUR MOU, ces commentaires sont le résultat d’une fausse campagne de recrutement qui a attiré trop de candidats qui ne correspondaient pas à l’objectif recherché. Si certains disposaient bien d’une expérience militaire, ils n’avaient en revanche pas combattu dans le Donbass et n’intéressaient donc pas les renseignements ukrainiens. En effet, les messages envoyés à l’adresse e-mail contrôlée par le GUR MOU, info@office-rosneft.org, et partagés avec Bellingcat montrent que sans avoir pris part à des opérations dans l’Est de l’Ukraine, certains d’entre eux avaient néanmoins combattu en Afghanistan à l’époque de l’Union soviétique puis dans les deux conflits en Tchétchénie après la chute de l’URSS.  

Exemple d’e-mail envoyé par un candidat (A. A. Khasanov), avec des documents attestant de ses précédents états de services en pièce-jointe.

D’après les sources contactées par Bellingcat, après avoir reçu trop de candidatures non pertinentes provenant essentiellement d’individus ne représentant que peu d’intérêts en terme de renseignement, l’équipe décide de changer de stratégie. Elle doit trouver une approche plus qualitative permettant d’attirer plus de cibles, et surtout plus intéressantes.

L’aide du Chaman

En avril 2020, un ancien membre du département de contre-espionnage du SBU qui a déjà supervisé la capture de Tsemakh est chargé de prendre la tête de l’opération « Projet Avenue », le nom de code officiellement attribué à l’opération d’infiltration que les médias appelleront plus tard le « Wagnergate ». Cet officier, contrairement aux premiers parrains du projet, vient du milieu de la sécurité et a amène avec lui une approche plus proactive à cette opération initialement construite autour d’une logique de renseignement.

Après avoir récupéré les candidatures et les renseignements déjà collectés, « Sergei Petrovitch » commence alors à mener des entretiens d’embauche avec certains candidats prometteurs. Sa tâche consiste à établir si l’un d’entre eux pourrait être utilisé pour recruter d’autres cibles d’intérêts, une méthode similaire à celle de l’échantillonnage en boule de neige utilisé par les chercheurs en sciences sociales pour leurs entretiens. Pour y parvenir, selon les participants de l’opération, « Petrovitch » dispose d’un numéro de téléphone spécial et intraçable, sans carte SIM, ainsi que d’un logiciel permettant de simuler un faux identifiant d’appel, en l’occurrence un numéro syrien : les mercenaires avaient alors été informés que leur kurator était en Syrie.

Deux des premiers candidats qui soumettent leur dossier en septembre 2019 semblent correspondre à l’objectif. L’un d’entre eux est particulièrement prometteur : Artyom Milyaev, né en 1981. Milyaev a non seulement accumulé de l’expérience militaire en Tchétchénie, dans le Donbass et en Syrie, mais il précise aussi avoir été le commandant-adjoint d’une brigade d’assaut dans la DNR, où il commandait à plus de 100 combattants. Au cours de son première échange avec le « responsable RH », il propose de recruter parmi ces anciens subordonnés. Ses frères d’armes, ainsi que les renseignements ukrainiens, le connaîtront sous le nom de « Chaman ».

En avril 2020, « Sergei Petrovitch » contacte à nouveau « Chaman » via son faux numéro syrien et lui demande combien des 120 hommes de son groupe de mercenaires pourraient être recrutés pour la CMP MAR. Milyaev lui répond qu’il doit vérifier et rappeler chacun d’entre eux. Il explique que « trop de temps a passé », probablement depuis sa première proposition fin 2019, et que « près de la moitié d’entre eux a signé avec les Musiciens ». Le terme « Musiciens » est une référence codée à Wagner largement utilisée dans les échanges téléphoniques consultés par Bellingcat. Sa signification, ainsi que celle d’autres références codées, a été confirmée par les sources contactées par Bellingcat.

« Sergei Petrovitch » demande ensuite s’il y a des tireurs d’élites expérimentés dans le groupe. « Chaman » répond qu’il connaît en effet cinq snipers avec une expérience de tir au calibre .308 en Syrie. Ils discutent également du besoin de recruter d’autres types de combattants comme des observateurs d’artillerie ou des tireurs à la mitrailleuse lourde.

« Chaman » demande aussi à « Petrovitch » des précisions sur le paiement, pour savoir s’il sera en cash ou en carte bancaire. « Sergei Petrovitch » répond à Milyaev d’envoyer toutes les questions concernant l’argent « à l’e-mail du département des ressources humaines ».

Quelques jours plus tard, « Petrovitch » appelle de nouveau Milyaev, après que ce dernier a apparemment envoyé un message « au département des ressources humaines » expliquant qu’il disposait d’une liste d’individus disponibles. Au cours de l’échange « Chaman » assure qu’il est prêt, avec une sélection de dix combattants, et qu’il va envoyer une liste détaillée avec leurs noms, leur spécialisation, leurs compétences linguistiques et leur certificat d’immunisation contre la fièvre jaune. Milyaev demande à « Petrovitch » d’appeler chacun de ces combattants, afin « qu’ils puissent voir d’où vous appelez » – en référence au numéro de téléphone syrien – pour les rassurer sur la véracité de l’opération. Milyaev demande également combien de postes restent à pourvoir. « Petrovitch » répond que 50 hommes supplémentaires pourraient être engagés s’ils disposent des compétences requises.

À la fin de l’appel, « Petrovitch » et Milyaev s’accordent sur une procédure pour travailler avec les candidats. Ce dernier doit envoyer 10 combattants à la fois vers « Petrovitch » pour qu’il appelle chacun d’entre eux, en venant de la part de « Chaman ». Après avoir vérifié chaque candidat, ils seront renvoyés à nouveau vers Milyaev pour qu’il collecte leurs CV et d’autres documents associés par e-mail.

Au cours des deux mois suivants, « Petrovitch » appelle Milyaev plus de 40 fois (tous les appels téléphoniques ont été transmis à Bellingcat). Au cours de chaque appel, on peut entendre « Petrovitch » brosser « Chaman » dans le sens du poil et lui dire qu’il sera le commandant de l’opération à venir, lui promettant la liberté de choisir ses lieutenants et la structure de l’unité comme il lui siéra. Il lui offre aussi la possibilité d’emporter son propre téléphone (contrairement aux autres combattants). « Petrovitch » encourage aussi Milyaev à recruter des combattants avec une expérience de combat récente, notamment des tireurs d’élites et ceux disposant de compétences en défense aérienne ou en observation d’artillerie. Autant de compétences qui doivent permettre d’obtenir un échantillon de recrues qui ont pu se rendre coupables de crimes condamnables devant un tribunal pendant leur déploiement dans l’Est de l’Ukraine.

Début 2020, « Sergei Petrovitch » informe Milyaev que le projet nécessite trois pelotons d’environ 50 combattants, avec un commandant pour chacun qui rendra compte à Milyaev. Petrovitch charge également Milyaev de recruter le premier peloton pour un départ dans quelques semaines. Les deux s’accordent sur une récompense financière pour « Chaman », avec 2 000 roubles (soit 28$ ou 24€) pour chaque candidature complétée.

Des candidatures en cascade

La décision de déléguer le recrutement à « Chaman » s’avère rapidement productive pour l’équipe du GUR MOU. Fin mai, la fausse CMP a déjà reçu des dizaines de nouvelles candidatures, toutes se référant à « Chaman » comme intermédiaire. Les formulaires envoyés au candidat ont été créés pour ressembler à ceux déjà utilisés par la vraie CMP MAR, avec à chaque fois le tampon « CMP MAR » portant le nom et les initiales du « directeur des ressources humaines Alekseev », le même nom que celui qui a publié le descriptif des postes. Les formulaires – qui seront finalement remplis par plus de 200 candidats – contiennent l’ensemble des données personnelles, dont les adresses postales, les numéros de téléphone et les adresses e-mails, la taille, le poids et la pointure, les formations et les expériences militaires des candidats. Tous ont été consultés par Bellingcat.

Exemple d’un formulaire de la « CMP MAR » rempli par un mercenaire. Un tampon accusant réception porte le nom « A. S. Alekseev »

Après avoir été « approuvés » à la fin des entretiens par le kurator, il est demandé à chaque candidat d’envoyé son CV militaire détaillé, avec des copies de documents prouvant leur expérience militaire, les recommandations de leur commandant, et des copies de leurs récompenses militaires et de leurs médailles à « Chaman » avec ce simple message : « dites-lui que vous avez été séléctionné ».

Les candidats obéissent. Début juin 2020, les deux adresses e-mails contrôlées par le GUR MOU ont reçu des centaines de pages de confessions écrites sur le rôle des candidats dans le conflit dans l’Est de l’Ukraine, avec le nom de leurs commandants, les photos de leurs médailles remises par le Kremlin ou par l’une des deux entités séparatistes non reconnues dans l’Est de l’Ukraine, ainsi qu’une vidéo inédite et des photos d’un hélicoptère de l’armée ukrainienne abattu dans le Donbass en 2014.

Captures d’écran d’une vidéo tournée au smartphone montrant les restes d’un hélicoptère ukrainien abattu envoyé par Denis Kharitonov (à droite sur la deuxième photo)

Les CV des combattants contiennent également des aveux directs et des détails sur comment s’est développée la guerre hybride livrée par la Russie en Ukraine. Certains décrivent leur arrivée dans le Donbass en 2014 « déguisés en rebelles », tandis que d’autres décrivent leur présence comme un déploiement direct pour leur unité combattante régulière de l’armée russe. Plus important encore, le GUR MOU commence à repérer des noms parmi les candidats qu’ils connaissent déjà comme des individus recherchés par leurs collègues du SBU pour des crimes graves qu’ils auraient commis entre 2014 et 2015 dans l’Est de l’Ukraine.

Une sélection non exhaustive des biographies envoyées à la CMP MAR est visible ci-dessous :

Autobiographie envoyée par Artyom Shatsky à la CMP MAR où il admet avoir servi dans le bataillon Zarya, une milice qui a combattu dans l’Est de l’Ukraine pour la République populaire autoproclamée de Lougansk (LNR), l’entité séparatiste soutenue par la Russie, en 2014. Il explique aussi avoir servi dans une brigade russe d’infanterie motorisée dans la région de Louhansk, en Ukraine, en 2015

Autobiographie envoyée par Vitaly Taranets à la CMP MAR et à la fausse adresse e-mail de Rosneft où il déclare avoir servi comme officier dans une unité d’artillerie et combattu pendant la bataille de Debaltseve en 2015

 

Autobiographie envoyée par O. Tkachenko à la CMP MAR où il admet avoir été déployé en Syrie pendant six mois

 

Photo d’un certificat de remise de médaille envoyée par Alexandre Rudenko à la CMP MAR. Il y confirme avoir reçu une médaille « pour le retour de la Crimée » de la part du ministère russe de la Défense le 7 mai 2014. Le poste qu’il déclare avoir occupé atteste de son rôle militaire dans l’occupation illégale de la péninsule.

Beaucoup de ces recrues fournissent également des informations internes sur la façon dont le gouvernement russe a soutenu et dirigé les opérations de Wagner. Au cours de l’entretien d’embauche présumé d’Alexandre Krivenko, probablement le plus haut gradé recruté par l’équipe du GUR MOU, le lieutenant-colonel décrit comment il a reçu l’ordre en 2014 de son voenkomat local (le service de recrutement et de conscription du ministère de la Défense) de former un bataillon pour combattre dans l’Est de l’Ukraine. Il déclare également à « Petrovitch » son rôle de responsable de d’entraînement au combat pour « Wagner » qui l’a amené en Syrie et en République centrafricaine, où il a occupé le poste de conseiller du chef d’État-Major de ce pays. Surtout, il dévoile un programme d’entraînement jusque là inconnu fourni à ce même chef d’État-Major à l’académie militaire Frounze du GRU, à Moscou. Krivenko, alors employé de Wagner, précise qu’il a également assisté à l’entraînement.

En attendant Petrovitch

Les centaines d’échanges téléphoniques entre « Petrovitch », Milyaev et les mercenaires recrutés montrent qu’à la fin mai 2020, la fausse armée privée – qui compte 180 combattants répartis en trois pelotons – mène sa propre vie. Les recrues se disputent les positions de choix dans leurs pelotons, certains essaient de convaincre « Chaman » pour être promus directement par « Petrovitch », et beaucoup se plaignent d’avoir à attendre aussi longtemps pour le lancement de l’opération et pour le paiement des premiers salaires. Dans une conversation téléphonique le 31 mai 2020, « Chaman » alerte « Petrovitch » au sujet d’un candidat en particulier que le kurator a promu commandant de son peloton, en raison de ses « tendances à mettre des coups de couteaux dans le dos et à créer des intrigues ». L’un des aspirants mercenaires, mécontent de sa situation personnelle, menace même de se plaindre au service de sécurité russe, le FSB (des renseignements déclassifiés fournis à la Commission d’enquête ukrainienne suggèrent que cet homme a effectivement contacté le FSB à propos des recrutements en cours, mais rien ne permet d’établir si l’agence de sécurité a pris cette alerte en compte).

Beaucoup de recrues souhaitent rencontrer leurs commandants et « Petrovitch » en personne, et plusieurs faux projets de rencontres physiques à Moscou et Saint-Pétersbourg sont évoqués. L’équipe du GUR MOU doit présenter des prétextes toujours plus crédibles pour justifier le report de ces rencontres. Heureusement pour les planificateurs de l’opération, à la mi-2020 le gouvernement russe impose une série de confinements pour lutter contre la pandémie de Covid-19. Ce qui fournit le prétexte parfait pour reporter les rencontres avec « le boss » et la date du déploiement. En mai 2020, tous les aéroports russes sont fermés au trafic commercial jusqu’à nouvel ordre.

Milyaev se montre lui-même impatient et doit gérer l’anxiété de centaines de ses subordonnés alors qu’il n’a lui-même jamais rencontré son kurator en personne ni reçu aucun paiement significatif. Alors que 2 000 roubles lui ont été promis pour chaque candidature remplie, il attend toujours une somme totale de 320 000 roubles. Pour empêcher une mutinerie au sommet, l’équipe du GUR MOU décide de la lui verser début juin. La motivation de « Chaman » est comme au premier jour.

Mais l’opération d’infiltration se transforme en défi logistique : avec 180 recrues réclamant de partir « en mission » et demandant une attention constante, le quotidien de « Sergei Petrovitch » devient celui d’un assistant 24h sur 24. Il doit maintenir motivés des individus dispersés sur sept fuseaux horaires et les décourager de signer pour un groupe de mercenaires concurrent qui lui existe vraiment. Le projet Avenue doit être rangé au placard ou trouver un nouveau moyen de rebondir.

La mort de Sergei Petrovitch

Le 2 juin 2020, « Sergei Petrovitch » est tué au combat au cours de son déploiement en Syrie. C’est en tout cas ce dont est informé « Chaman », choqué, dans un e-mail envoyé par le faux manager de Rosneft.

Au cours des deux semaines qui suivent, les 180 recrues tentent désespérément de comprendre ce que cette nouvelle implique pour leur projet professionnel. Puis Milyaev reçoit l’appel d’un numéro vénézuélien. À l’autre bout du fil, son interlocuteur se présente comme « Arthur Pavlovitch », le nouveau kurator chargé de remplacer « Petrovitch ». Comme ce dernier, « Pavlovitch » travaille en fait pour le GUR MOU. Son identité n’a pas été révélée à Bellingcat en raison de son statut actif d’agent clandestin.

Contrairement à « Petrovitch », l’équipe du GUR MOU décide de situer « Pavlovitch » non en Syrie mais au Venezuela, où Rosneft mène également des opérations de forage. Le numéro utilisé par « Pavlovitch » – simulé par un logiciel permettant de changer l’identifiant de l’appel – appartient au service consulaire de l’ambassade de Russie à Caracas, la capitale du Venezuela. Et le nouveau kurator a de bonnes nouvelles : Rosneft a besoin du même nombre de combattants expérimentés pour protéger ses installations des bandits dans cette république d’Amérique du Sud.

 

Tweet du ministère russe des Affaires étrangères alertant les citoyens russes de l’approche de l’ouragan Maria près de plusieurs pays des Caraïbes. Il contient un numéro officiel de l’ambassade à Caracas, le numéro simulé par « Pavlovitch ».

L’équipe du GUR MOU a décidé de tuer « Petrovitch » pour apaiser le mécontentement croissant des mercenaires. Un moyen aussi de gagner du temps afin de décider si l’opération d’infiltration continue, et si oui comment. L’équipe pense qu’un nouveau kurator sera une justification parfaite pour imposer de nouveaux délais.

Ce dernir hérite d’une liste de centaines de combattants, doit vérifier chacun d’entre eux et peut-être changer les plans de la mission. Si le GUR MOU prend entre temps la décision de mettre définitivement fin à l’opération, un nouveau kurator pourra ainsi offrir la couverture parfaite pour une sortie sans encombre et sans que les mercenaires – et surtout les services russes – ne se rendent compte qu’ils ont été dupés.

Selon d’anciens participants, confirmant les informations de la Commission d’enquête, à ce stade de l’opération l’équipe est divisée entre ceux qui préféreraient mettre fin au projet, et ceux – menés par les anciens membres du contre-espionnage du SBU – qui voudraient continuer l’opération d’infiltration. C’est finalement cette deuxième option qui sera retenue, et le projet Avenue entre alors dans sa deuxième phase : la phase active.

D’après les éléments fournis à Bellingcat par la Commission d’enquête, la mort de « Sergei Petrovitch » marque ainsi la fin de la collecte de renseignement commencée en 2018.

Vers la phase active

Le GUR MOU profite du temps gagné, mais le délai ne peut dépasser un mois sans prendre le risque de voir les recrues partir pour d’autres missions, notamment avec les « Musiciens » de Wagner, pour évaluer la faisabilité de la suite de l’opération. Il faut tester différents scénarios opérationnels, et s’assurer d’obtenir le soutien politique nécessaire à un plan aussi audacieux.

Les recherches finales

Disposant d’un total de 180 cibles parmi lesquelles elle pourra choisir un sous-groupe intéressant pour la justice, l’équipe se concentre sur la capture de quelques dizaines d’individus. Cette capture pourra théoriquement se faire en forçant l’avion transportant les mercenaires à atterrir en Ukraine. Mais ce scénario requiert une conjonction de circonstances particulières particulièrement difficiles à réunir avec les obstacles au trafic aérien mis en place à la mi-2020. Les aéroports russes sont en effet fermés et le reste du trafic en Europe est réduit.

L’équipe demande les conseils d’un voyagiste expérimenté pour trouver des solutions de sortie du territoire russe. Il s’avère rapidement qu’il n’existe qu’une option pour les Russes souhaitant partir en vacances : voyager en bus vers Minsk, au Bélarus, puis prendre un vol vers Istanbul, une plaque-tournante qui leur permettra enfin d’atteindre leur destination finale.

Mais le voyage vers Minsk n’est pas si facile. En temps normal la frontière n’est pas contrôlée entre la Russie et le Bélarus, mais les restrictions due à la pandémie ont changé cet état de fait. Le passage vers le Bélarus depuis la Russie n’est plus autorisé que pour trois motifs : traitement médical, voyage professionnel pour travailler dans un entreprise publique bélarusse ou le transit.

Cette dernière option semble la plus pratique. L’équipe du GUR MOU décide d’envoyer un éclaireur en bus – un de ses agents résidents en Russie – depuis Moscou vers Minsk. Peu d’obstacles sont à craindre, les mercenaires auront leurs billets pour l’aéroport national de Minsk. L’éclaireur a également réservé un vol au départ de Minsk pour le lendemain de son entrée au Bélarus. Il est pourtant empêché de franchir la frontière. Il est extrait du bus et redirigé vers un service d’assurance proche de la frontière. On lui propose le remboursement de son ticket et un faux certificat d’emploi au Bélarus pour 1 000 roubles (environ 15$). Comme l’ont montré de récentes arrestations au Bélarus, il s’agit d’une méthode de corruption très répandue pour tirer profit de la fermeture des frontières. Après avoir montré son nouveau certificat d’emploi aux gardes-frontières, l’éclaireur peut enfin entrer au Bélarus.

Le GUR MOU valide cette solution comme la façon la plus réaliste de faire entrer les mercenaires. Mais d’après les anciens participants à l’opération interrogé par Bellingcat, la traversée de la frontière est alors considérée comme le passage le plus risqué de l’opération. Faire sortir les mercenaires du territoire russe sans incident va en effet demander à toute l’équipe d’échapper au radar des renseignements russes.

La préparation du détournement de l’avion

En partant du principe que l’équipe du GUR MOU sera capable de faire traverser la frontière aux mercenaires, l’étape la plus importante de l’opération d’infiltration reste l’atterrissage forcé de l’avion. Cette partie du plan nécessite les recherches et les préparations les plus méticuleuses. Il faut non seulement la mener sans mettre en danger un vol commercial et ses passagers, mais aussi de façon à pouvoir nier l’implication des renseignements ukrainiens et en restant dans les limites du droit international.

Parallèles problématiques

En mai 2021, le détournement d’un vol de Ryanair rentre Athènes et Vilnius vers Minsk pour arrêter l’activiste et blogueur bélarusse Roman Protassevitch a déclenché l’indignation internationale. Une fausse alerte à la bombe a été envoyée alors que le vol traversait l’espace aérien bélarusse, et Protassevitch a été arrêté à l’atterrissage. Michael O’Leary, le directeur de Ryanair, a décrit l’incident comme un « acte de piraterie d’État ». Interrogé par NPR le ministre irlandais des Affaires étrangères a qualifié l’acte de « malveillant » et « illégal ». L’incident a également déclenché les protestations et l’application de nouvelles sanctions par l’UE et les États-Unis contre Minsk.

Au cours d’une interview accordée à la chaîne ukrainienne 1+1 TV le 24 juin 2021, le président ukrainien Volodomyr Zelensky admettait implicitement le parallèle entre l’opération ukrainienne et l’arrestation de Protassevitch. Cependant, il suggère que l’idée de cette opération controversée était l’initiative « d’autres pays ».

« Et sur le fait que cela ne se soit pas produit, si nous établissons à nouveau un parallèle avec ce qui s’est passé en Biélorussie (atterrissage forcé de l’avion), alors je pense – Dieu merci, que nous avons su affirmer notre souveraineté sur cette question importante.  », a-t-il conclu.

D’après les sources contactées par Bellingcat, c’est à ce stade, à la mi-juin 2020, que l’équipe du GUR MOU a décidé de demander l’expertise d’un collègue militaire assigné au Centre de contrôle aérien (UkrAeroRukh). Avec ce renfort, l’équipe réfléchit à différents scénarios pour atteindre son objectif.

Un vol entre Minsk et Istanbul semble être la meilleure option : un avion volant sur cet itinéraire devra passer pendant environ 28 minutes dans l’espace aérien ukrainien, juste le temps de déclencher une procédure d’atterrissage d’urgence sous un faux prétexte.

Infographie réalisée par Yordan Tsalov pour Bellingcat

Mais pour que le plan fonctionne, chaque seconde durant ces 28 minutes devra être mise à profit.

Après avoir consulté la convention de Chicago qui régule l’aviation civile internationale, l’équipe conclut qu’il n’existe que deux scénarios pour permettre à l’Ukraine de faire atterrir légalement l’avion sur son territoire. Le premier est celui d’une urgence médicale : si un passager à bord requiert des soins immédiats, en raison par exemple d’une attaque cardiaque, l’avion doit effectuer un atterrissage d’urgence à l’aéroport le plus proche. Techniquement, cet aéroport, après l’entrée dans l’espace aérien ukrainien serait l’un des deux qui existent à Kiev. Mais la distance entre la frontière ukrainienne et l’aéroport de Minsk n’étant pas assez grande, le pilote risquerait plutôt de choisir de retourner vers le Bélarus. Le scénario de l’urgence médicale se révèle donc trop risqué pour l’opération.

Le second scénario est celui d’une alerte à la bombe à bord de l’avion. Dans ce scénario, une fois que le contrôle aérien est informé de la menace, il lui appartient de demander à l’avion d’atterrir à l’aéroport de son choix, le risque hypothétique d’une bombe menaçant non seulement les passagers mais aussi les populations au sol. Mais le droit international permet surtout aux autorités ukrainiennes d’ordonner au pilote de ne pas informer ses passagers de la menace ou du changement de destination. L’équipe du GUR MOU choisit donc cette option, plus pratique et moins risquée.

Le message d’alerte envoyé au pilote au dessus de l’espace aérien ukrainien dans le cas d’un atterrissage d’urgence. Source

Un premier plan est échafaudé pour ce scénario. Un individu présent à l’aéroport de Minsk doit téléphoner au trafic aérien ukrainien pour l’alerter qu’il a des raisons crédibles de croire qu’une bombe a été placée dans l’avion. Le récit : cet individu aurait entendu deux passagers au café de l’aéroport discuter de leur hostilité envers l’Ukraine et discuter d’un acte terroriste à bord. L’appel doit être émis juste au moment où l’avion rentre dans l’espace aérien ukrainien.

Pour minimiser les risques de fuite et augmenter la possibilité de nier son implication, l’équipe du GUR MOU décide de n’impliquer qu’un petit groupe de collègues des forces de l’ordre.

Feu vert politique

Fin juin 2020, l’équipe du GUR MOU dispose désormais de 180 mercenaires motivés et prêts à quitter la Russie pour ce qu’ils pensent être une mission bien rémunérée à l’étranger pendant plusieurs mois. Avec le changement de kurator, la fausse mission a également évolué. « Arthur Pavlovitch », contrairement à « Sergei Petrovitch », est responsable de la sécurité des installations pétrolières de Rosneft au Venezuela. Les combattants se préparent donc à partir pour l’Amérique du Sud.

Mais pour le GUR MOU, il est clair que capturer la totalité des 180 mercenaires est impossible. Tout d’abord, avec l’afflux de touristes russes passant par Minsk pour leurs vacances, les billets pour la Turquie se font rares. Ce serait également contre-productif : beaucoup des mercenaires recrutés n’ont pas ou peu d’expérience du combat dans l’Est de l’Ukraine, ne sont pas suspectés de meurtres qui pourraient être jugés et ne représentent donc que peu d’intérêts pour la justice ukrainienne. Et les crimes supposément commis par certains ne sont documentés ne sont connus que grâce à leurs propres récits, qui peuvent très bien avoir été exagérés. L’équipe du GUR MOU pense qu’il est plus réaliste de n’en capturer que 40 qui pourraient être ajoutés au « premier peloton » qui doit être déployé au Venezuela.

« Arthur Pavlovitch » recompose donc la structure de commandement des 180 mercenaires en les répartissant dans quatre pelotons de 45 membres chacun. « Chaman » garde le commandement de la totalité des 180 mercenaires mais commandera aussi le premier peloton à être déployé, tandis que d’autres gradés comme le lieutenant-colonel Krivenko seront chargé de commander les autres. Pour coller à la couverture, il est prévu que les différents pelotons partent séparément au Venezuela à quelques jours d’intervalles. Mais en réalité, seul le premier peloton partira, pour être capturé, et l’équipe se concentre donc sur la sélection des mercenaires qui composera celui-ci.

L’équipe du GUR MOU requiert l’aide du SBU pour faire la liste des mercenaires les plus importants pour la justice ukrainienne. Mais ils ne peuvent eux-mêmes en attribuer directement la tâche à l’agence de renseignement intérieur : ils ont besoin que les dirigeants politiques s’en occupent.

D’après les sources contactées par Bellingcat, ce n’est pas la seule raison pour laquelle l’équipe du GUR MOU a besoin de l’aide de la présidence. Ce qu’ils préparent est une opération à haut risque qui pourrait causer une grave escalade des tensions entre la Russie et l’Ukraine. Ils ont besoin de l’accord de leur gouvernement.

Selon les membres du GUR MOU interrogés par Bellingcat, le président ukrainien a été informé de l’opération dès le 15 juin 2020 au cours d’un briefing avec les chefs de ses services de renseignement. Nos sources assurent que Zelensky a approuvé le principe de l’opération le 26 juin 2020 et demandé la mise en place d’un plan détaillé. Ce plan, toujours selon les sources contactées par Bellingcat, a été préparé puis approuvé par l’ex ministre de la Défense le 1er juillet 2020.

Bellingcat a demandé la confirmation de l’accord du président en contactant la présidence ainsi que le directeur actuel du GUR MOU, Kirillo Budanov. Ce dernier a répondu que sans pouvoir commenter des cas spécifiques classifiés, le directeur de l’agence n’a pas besoin de l’accord du président. Il confirme en revanche que le directeur du GUR MOU rend régulièrement visite à la présidence et l’informe, en sa qualité de commandant en chef, de l’avancée des missions de l’agence. La présidence n’a pas répondu avant la publication de cet article.

D’après le récit des sources contactées par Bellingcat, à partir du moment où la phase active est approuvée par le ministre de la Défense et présentée au président, ce dernier est régulièrement tenu informé des avancées du projet Avenue par deux haut-gradés en charge de l’opération : Vassili Burba, alors directeur du GUR MOU, et Ruslan Baranetsky, directeur adjoint du SBU.

Le SBU dans la danse

Une fois le feu vert donné, l’équipe du GUR MOU peut commencer à partager ses renseignements et coordonner le plan avec ses collègues du SBU, l’agence de sécurité intérieure ukrainienne. Le SBU sert aussi bien comme agence de renseignement domestique que comme corps organisme d’enquête pour les crimes les plus graves comme le terrorisme. Les crimes présumés commis dans l’Est de l’Ukraine correspondent ainsi à ses attributions. Les enquêteurs du SBU ont déjà eux-mêmes compilé des térabits de données sur les combattants du Donbass, dont des centaines de milliers d’interceptions téléphoniques. L’équipe du GUR MOU pense que ces enquêteurs sont tout indiqués pour mesurer l’importance des mercenaires d’un point de vue judiciaire. Ils pourront aussi valider certaines des confessions en les croisant avec leurs écoutes.

Pour ne rien laisser au hasard et prévenir le risque de fuite, l’équipe du GUR MOU décide de ne pas partager informatiquement ses renseignements au SBU. À la place, d’après les sources interrogées par Bellingcat, fin juin 2020, l’équipe du GUR MOU a apporté plusieurs larges sacs chargés de dossiers contenant les informations personnelles de chaque mercenaire.

Les enquêteurs du SBU ne tardent pas à faire savoir à leurs collègues du GUR MOU qu’ils sont assis sur une mine d’or : la plupart des confessions sont non seulement bien confirmées par les interceptions téléphoniques, mais surtout la plupart des individus présents sur la liste du GUR MOU figurent déjà sur la liste des terroristes recherchés par le SBU. Parmi eux se trouvent des combattants qui ont pris part aux batailles d’Ilovaïsk et de Debaltseve qui ont coûté la vie à des centaines de soldats ukrainiens. D’autres sont impliqués dans le crash d’un transport militaire ukrainien qui avait tué la totalité de ses 49 membres d’équipage près de Louhansk en 2014. Enfin, au moins deux mercenaires russes affirment avoir utilisé de l’armement anti-aérien sophistiqué fourni par la Russie dans les environs de la ville de Snijne à une période qui fait d’eux de potentiels témoins dans le procès du crash du MH17.. L’un d’eux assure même avoir escorter un lance-missile BUK à travers la frontière russo-ukrainienne – un armement anti-aérien du même type que celui qui a abattu le MH17 survenu en juillet 2014. Il donne également le nom d’un général russe qui aurait supervisé le passage de cet armement à travers la frontière.

L’équipe du SBU produit rapidement sa propre liste de personnes d’intérêts. Elle compte 28 individus. Un nombre parfait pour l’équipe du GRU MOU qui peuvent les inclure dans un groupe d’environ 45 avec d’autres mercenaires sans expérience du combat en Ukraine afin que les membres du peloton ne suspectent pas un piège en découvrant qu’ils sont tous des vétérans du Donbass.

Extraits de la liste du SBU, avec pour légende « individus complices ou pouvant fournir des preuves sur la destruction de l’avion ukrainien par la fédération de Russie.

Assurer la discrétion de l’opération

Fin 2020 le GUR MOU et le SBU s’accordent sur l’importance de mener l’opération à bien et se mettent à travailler ensemble. Pour assurer son succès sur le long terme, ils doivent s’assurer d’être en capacité de nier le fait que le SBU a directement pris part à une opération d’infiltration impliquant de détourner un avion commercial, ce qui reviendrait à violer le droit international. L’opération doit au contraire être menée de façon à ce qu’il semble que le SBU s’est contenté d’arrêter des personnes recherchées arrivées en Ukraine totalement par hasard.

Pour y parvenir, les deux équipes mettent au point une ruse élaborée : un lanceur d’alerte anonyme informera le SBU d’une opération illégale de recrutement de mercenaires en fournissant l’adresse e-mail info@rosneft-office.org et ses identifiants. Grâce à ce tuyau, le SBU peut prétendre avoir découvert lui-même la fausse CMP avant de télécharger les milliers de pages de documents incriminant, dont les CV, les photos et les vidéos. Le SBU peut aussi prétendre avoir été en mesure, sur la base de ce même tuyau, de traquer lui-même les déplacements de l’équipe de mercenaires depuis la Russie, grâce aux billets et aux itinéraires de vol, et être ainsi en mesure d’intervenir immédiatement lorsque, par hasard et suite à une alerte à la bombe, l’avion les transportant atterrira à l’aéroport international de Kiev-Boryspil, en Ukraine.

Le SBU est ainsi également en capacité d’obtenir des mandats d’arrêt en bonne et due forme pour les mercenaires et de les ajouter sur la liste des personnes recherchées à la frontière et dans les bases de données de la police. De cette manière, le SBU s’assure que lorsque les gardes-frontières contrôleront les passagers, ils déclencheront les alertes les individus recherchés se voyant remettre leur acte d’accusation dès leur arrestation.

Copie d’un rapport envoyé au directeur du département d’enquête du SBU le 13 juillet 2020, l’informant de la découverte d’une campagne illégale de recrutement par un certain « Sergei Petrovitch » pour le compte de la CMP MAR, avec une liste de 47 mercenaires se préparant à être déployés à l’étranger

Le voyage commence

En Russie, les préparatifs pour le voyage au Venezuela avancent. « Arthur Pavlovitch », le nouveau kurator fictif censé être basé au Venezuela, a donné à Chaman la consigne de rassembler le premier peloton de 47 combattants. L’équipe du GUR MOU a également fourni un premier budget journalier de « voyage d’affaire » pour le premier peloton. Pour masquer l’origine de l’argent, il est d’abord transféré en Russie à travers des agents du GUR MOU, dont des citoyens d’origine tchétchène, puis retransféré au destinataire final en territoire russe via des plateforme de paiement russes.

Mais trouver 47 billets sur un vol de Minsk à Istanbul en juillet se révèle compliqué. Grâce à l’agence de voyage cooptée par l’equipe, 34 sont trouvés sur un vol partant pour la Turquie le 25 juillet, avec 13 billets supplémentaires pour un autre vol deux jours plus tard.

Un premier groupe de 34  mercenaires (toujours avec l’objectif d’obtenir un bon ratio de « personnes d’intérêts » et de mercenaires sans expérience du combat dans le Donbass) est sélectionné pour prendre son envol le 25 juillet. Les mercenaires restants sont informés qu’ils prendront le vol suivant.

34 billets pour aller de Minsk à Istanbul sont donc achetés le 15 juillet pour le premier vol qui aura lieu 10 jours plus tard. La date du retour est prévue pour le 19 octobre, avec des tickets déjà réservés pour un vol d’Istanbul à Moscou (les restrictions due au Covid-19 l’autorisent). Un calendrier cohérent avec la couverture qui parlait d’un déploiement pour une période de trois mois. Pour renforcer encore sa crédibilité, une autre série de billets retour sont également réservés pour le second groupe de 14 mercenaires, même s’ils ne seront en réalité jamais utilisés.

« Chaman », qui doit voyager en tant que commandant du premier peloton, créé un groupe WhatsApp intitulé « 1er groupe » qui servira à coordonner les 34 voyageurs. Il leur donne la consigne de se rassembler à la gare routière centrale de Moscou à 8h00 le 24 juillet, où un bus les attend pour les transporter jusqu’à Minsk. Ils doivent arriver tard dans la soirée et se rendre directement à l’aéroport d’où ils décolleront le lendemain matin à 10h50.

Thirty-three members of the first group made it to Moscow on time, although one of them — Igor Tarakanov — got cold feet at the last moment and failed to show up. Milyaev handed each their per diem, fake employment contract with a Belarusian company, print-outs of their electronic tickets and a copy of the group travel insurance. Everything appeared orderly and professional. The provision of per diem money appeared to allay some of the concerns which had accumulated after many weeks of delays and

33 membres du groupes arrivent à Moscou à l’heure prévue, bien que l’un d’entre eux, Igor Tarakanov, se soit apparemment dégonflé au dernier moment et ne s’est finalement pas montré. Milyaev leur distribue leur argent de poche, leurs faux contrats avec une entreprise bélarusse, des versions papiers de leurs billets électroniques et une copie de l’assurance voyage du groupe. Tout paraît en ordre et professionnel. L’argent de poche semble atténuer certains doutes accumulés après des semaines de report et de changements de plan.

Le bus pour Minsk part avec les mercenaires à son bord à 9h00.

Changement de plan

Les mercenaires ignorent que dès leur départ pour le Bélarus, les plans de voyage depuis Minsk ont déjà changés, et que leur réservation pour le vol vers Istanbul a été annulé.

La veille, les deux hauts-gradés en charge du projet Avenue, Burba pour le GUR MOU et Baranetsky pour le SBU, sont arrivés dans le bureau du président, d’après Burba et d’anciens participants à l’opération qui assurent que Burba les a contactés juste après la réunion. Burba et Baranetsky souhaitaient présenter les derniers avancements de l’opération. Mais le président Zelensky étant occupé, ils n’ont pas pu le rencontrer en personne.

Selon Burba, le chef de cabinet du président, Andriy Yermak, propose de reporter l’opération d’une semaine. Le jour précédent, le président Zelensky a conclu un accord avec la Russie et les séparatistes pour un cessez-le-feu dans le Donbass, un succès diplomatique annoncé au cours d’une conférence de presse avec l’ex présidente suisse, Simonetta Sommaruga. Le cessez-le-feu, qui nécessite encore la signature des quatre états membres du format Normandie (la Russie, la France, l’Allemagne et l’Ukraine) créé pour trouver une solution au conflit, entrera en vigueur le 27 juillet 2020. Selon Burba, le chef de cabinet du président estime alors que si l’opération arrive à son terme avec la capture des mercenaires le 25 juillet, alors le cessez-le-feu sera mort-né.

Bellingcat n’a pas vu vérifier la véracité de cette conversation et le cabinet du président n’a pas souhaité commenter cette enquête.

Burba assure avoir répondu qu’un délai d’une semaine n’était pas faisable et pourrait ferait perdre confiance aux recrues, ou pourrait rendre les services de contre-espionnage russe et bélarusses suspicieux, voire les deux. Toujours selon Burba, le cabinet du président propose un compromis au GUR MOU avec un délai de seulement 4 jours, pour un départ et une capture au mercredi 29 juillet 2020. Ce qui permettrait au cessez-le-feu d’avoir au moins eu la chance d’entrer en vigueur. Selon Burba, les responsables du renseignement répondent que réserver de nouveaux billets dans des délais si courts sera compliqué, mais promettent de voir ce qu’ils peuvent faire.

L’authenticité de cette seconde conversation, comme la première, n’a pas pu être vérifiée par Bellingcat.

Le matin suivant, alors que le premier groupe de 33 mercenaires a déjà quitté Moscou, l’équipe du GUR MOU parvient à changer la réservation des billets, pas pour le mercredi 29 mais pour le jeudi 30 juillet. Les billets du second groupe de 13 mercenaires sont eux aussi changés, pour le samedi 1er août. Burba affirme avoir informé le cabinet présidentiel que l’opération suivait son cours, plus tôt dans la journée, mais avec un délai de cinq jours au lieu de quatre.

Des ennemis à l’intérieur et à l’extérieur

Alors que le bus est en route, tout ne se déroule pas comme prévu au Bélarus. L’élection présidentielle doit s’y tenir la semaine suivante, et le climat politique est tendu. Inquiet de faire face à des ennemis venus de l’intérieur comme de l’extérieur, le président bélarusse Alexandre Loukachenko mène une répression contre ce qu’il considère comme ses rivaux. Le service de renseignement intérieur bélarusse, le KGB, a déjà emprisonné la principale figure de l’opposition, Syarhey Tsikhanouski, deux jours après qu’il a annoncé sa candidature. Le 15 juillet sa femme, Svetlana Tsikhanovskaïa, rentre à son tour dans la course à la présidentielle, soutenue par un mouvement de sympathie internationale pour l’opposition du pays.

La paranoïa de Loukachenko ne se limite pas seulement à de supposés complots occidentaux visant à le remplacer. Il craindrait aussi une intervention de son seul et unique allié, le Kremlin. Au cours d’une rencontre confidentielle avec des médias bélarusses le 9 juillet, Loukachenko aurait déclaré que quatre officiers du GRU sont détenus dans le pays, et qu’ils « travaillaient en coordination avec Syarhey Tsikhanouski ». Dans la vidéo d’un discours tenu devant des officiers Spetsnaz bélarusse le 24 juillet (vidéo depuis supprimée du site web officiel du président mais toujours disponible en version archivée), il parle aussi d’une force extérieure inconnue qui pourrait essayer de créer « un Maidan » (un soulèvement populaire) à l’aide de « soldats professionnels » grassement payés et travaillant pour des compagnies militaires privées avec une expérience dans « la création de provocations dans le monde entier ».

Dans l’après-midi du 24 juillet 2020, alors que Loukachenko livre un discours belliqueux, un groupe de 33 mercenaires expérimentés arrive justement par coïncidence à la frontière bélarusse.

D’après des mercenaires membres de ce groupe interrogés par Bellingcat, leur première tentative de franchir la frontière avec de faux contrats échoue. Bien qu’il transportait des documents similaires à ceux de l’éclaireur envoyé plus tôt par le GUR MOU, on leur signifie qu’ils ne sont pas en règle. Les gardes-frontières leur demande où ils se rendent. Certains des mercenaires plaisantent en répondant qu’ils vont tous rendre visite à leur grand-mère malade à Minsk.

Mais après une courte attente à la frontière, il devient clair que la méthode de corruption déjà utilisée avec l’éclaireur va fonctionner à nouveau. Des certificats d’emploi « corrects » sont vendus aux passagers en échange de 1 000 roubles par personne, et les mercenaires sont autorisés à traverser la frontière vers le Bélarus.

33 hommes sobres à Minsk

Les mercenaires étant désormais en territoire bélarusse et en route vers Minsk, « Arthur Pavlovitch » informe Milyaev du changement de plan, et dirige le bus vers un hôtel trois étoiles à Minsk où l’agence de voyage leur a réservé une première nuit pour l’attente de cinq jours. En découvrant ce nouveau report, les hommes se mettent d’abord en colère. Mais après que Chaman ait reçu la confirmation de la part de « Pavlovitch » que leur séjour à Minsk sera considéré comme une période de travail rémunéré, ils se calment et suivent la consigne stricte de se conformer à la discipline militaire : ne pas boire d’alcool et ne pas traîner en ville.

En raison d’un manque de place, les hommes ne peuvent cependant rester à l’hôtel plus de deux jours. Le 27 juillet, 32 des 33 mercenaires sont relogés au « Belarusochka », dans une station balnéaire à l’extérieur de la ville. Le mercenaire restant, le seul qui dispose aussi d’un passeport bélarusse, reste à Minsk avec des proches.

 

Réservations d’un des mercenaires, Vladimir Li, dans les deux hôtels. Documents fournis par le groupe d’hacktivistes Belarus Cyber Partisans.

Au cours des trois jours suivants, les hommes se plient à une discipline stricte et aux consignes de « Chaman ». Comme le dira plus tard un employé d’hôtellerie cité par les médias bélarusses : « Les Russes ont insisté sur le fait qu’aucun d’entre eux ne voulait visiter d’établissement de divertissement ou boire d’alcool ».

Capture d’écran du groupe WhatsApp « 1er groupe ». Les consignes de Chaman : tout le monde reste à l’hôtel et n’en sort qu’avec la permission de son supérieur hiérarchique (Mozdok ou Chaman) ; déjeuner de 14h00 à 15h00, dîner à 20h et appel à 22h30, etc. Source : capture d’écran du reportage de la chaîne télé d’État Belarus-1 sur l’arrestation des mercenaires, le 29 juillet 2020

L’arrestation

Vers 19h00 le 28 juillet, l’un des mercenaires interrogé par Bellingcat raconte que ses camarades et lui remarquent un minibus suspect garé devant le Belarusochka. Ils l’identifient immédiatement comme un véhicule de surveillance du KGB bélarusse. Ils ne s’en inquiètent pas outre mesure, imaginant que les services bélarusses se contentent de garder un œil sur eux pour s’assurer qu’ils quittent le pays sans poser de problèmes. Après tout, comme nous l’ont dit nos sources : « étant donné l’omniprésence du KGB bélarusse, ils avaient probablement été mis au courant que nous avions réservé un vol deux jours plus tard, le 30 juillet. »

Pourtant, plus tard dans la nuit, les 32 mercenaires vont avoir une énorme surprise. Peu avant le crépuscule, vers 4h30, une équipe de Spetsnaz du groupe Alpha du KGB bélarusse pénètre dans l’hôtel en lançant des grenades assourdissantes dans les chambres des mercenaires russes à travers les balcons. Les assaillants cagoulés menottent les russes l’arme au point et les font se coucher sur leurs lits face contre le matelas et en leur couvrant la tête avec les oreillers. Et d’après au moins un mercenaires interviewé par RT, l’équipe d’assaut saccage les bagages et les vêtements des mercenaires à la recherche d’armes.

Sans en avoir trouvé, et après une longue attente, une équipe de l’OMON, les forces spéciales de la police bélarusse, débarque et emmène les Russes au commissariat. La 33é recrue, qui était resté avec ses proches, sera lui aussi placée en détention plus tard dans la matinée.

Les mercenaires sont retenus au commissariat, menottés, à genoux, et face à un mur, pendant 22 heures.

Actes d’accusation et d’arrestation présentés aux 33 mercenaires : copie obtenue via un des mercenaires interrogés par Bellingcat

Juste avant minuit, le 29 juillet, on leur lit un mandat d’arrêt et un acte d’accusation. Les mercenaires sont ensuite déplacés vers un autre commissariat où ils sont interrogés par ce qui semble être des officiers du KGB. Les enquêteurs leur demandent s’ils connaissent Syarhey Tsikhanouski et Mikalaï Statkiévitch, un autre activiste bélarusse, lui aussi candidat à la présidentielle et emprisonné depuis fin mai. Les mercenaires répondent que non. Selon l’un d’entre eux qui a parlé à Bellingcat, les interrogateurs semblent sincèrement penser qu’ils ont affaire à des conspirateurs, et finissent même par leur demander si les mercenaires auraient pu être utilisés pour renverser le gouvernement à leur insu. D’autres membres du groupes ont fait des déclarations similaires dans l’émission de RT.

Malgré leurs dénégations, les mercenaires sont accusés d’avoir conspiré pour renverser le gouvernement et provoquer des émeutes en coordination avec les figures de l’opposition Tsikhanouski et Statkiévitch.

LTUKHOV A.V., VOLGIN A.V. KOZHEVNIKOV A.Y., LI V.A., MASLOV S.A. MILYAEV V.A. ET D’AUTRES INDIVIDUS, EN TANT QUE GROUPE DE PERSONNES, ALORS QU’ILS ÉTAIENT SUR LE TERRITOIRE DE LA RÉPUBLIQUE DU BÉLARUS, À MINSK ET DANS SA RÉGION, SE SONT RÉPARTIS LES RÔLES ET SE SONT COORDONNÉS, DE MAI 2020 À AUJOURD’HUI, POUR PRÉPARER UNE PARTICIPATION À DES TROUBLES PUBLICS, ACCOMPAGNÉS DE VIOLENCE CONTRE DES PERSONNES, POUR SEMER LE CHAOS, DÉCLENCHER DES INCENDIES CRIMINELS, DÉTRUIRE DE PROPRIÉTÉS OU MENER UNE RÉSISTANCE ARMÉE CONTRE DES REPRÉSENTANTS DE L’ORDRE.

— Extraits de la base de données de la police bélarusse, avec l’aimable autorisation des hacktivistes de Belarus Cyber Partisans

Detention and indictment documents presented to the 33 mercenaries; copy issued to and obtained from one of the mercenaries interviewed by Bellingcat

Recherchés par l’Ukraine

Le jour de l’arrestation, la télé d’État bélarusse diffuse les images de la capture. Loukachenko accuse publiquement les mercenaires russes d’être venus pour interférer avec l’élection présidentielle. Il réunit le Conseil de sécurité pour une réunion d’urgence. Les jours suivants, il expose les 33 mercenaires aux autorités russes et ukrainiennes pour montrer que peu lui importe de savoir à qui il les livrera au final, et invite les deux parties à présenter leurs arguments pour les obtenir.

Dès la nouvelle de l’arrestation, comme le montrent les entretiens et les documents qui ont fuité, les autorités Ukrainiennes changent d’approche. Ils tentent de convaincre les Bélarusses de relâcher les mercenaires pour les remettre à l’Ukraine, à la fois en préparant tous les documents judiciaires d’accusation et d’extradition requis, et en échangeant de manière informelle avec Minsk pour tenter de convaincre Loukachenko de livrer au moins une partie d’entre eux.

L’approche officiel consiste entre autres à accuser officiellement certains des détenus avant d’informer le Bélarus à travers des échanges judiciaires que ces hommes sont officiellement accusés de crimes graves commis en Ukraine. Des demandes d’extradition sont également remplies. D’après des entretiens avec des membres du groupe de mercenaires, certains des 33 hommes, mais pas tous, ont reçu une notification d’accusation criminelle envoyée par l’Ukraine à leur domicile connu. Les accusations sont datées du 29 juillet 2020, le jour de leur arrestation à Minsk.

Le 30 juillet 2020, le ministère bélarusse des Affaires étrangères convoque l’ambassadeur ukrainien par intérim à Minsk pour l’informer de l’arrestation des mercenaires et pour demander des informations à l’Ukraine sur les accusations de crimes qu’ils auraient commis sur le territoire ukrainien.

Le 3 août, le procureur général d’Ukraine soumet au Bélarus une demande d’arrestation temporaire pour 28 des 33 hommes, avec une requête formelle d’extradition envoyée huit jours plus tard, le 11 août 2020.

Pendant ce temps, les autorités ukrainiennes se battent sur deux fronts, de façon plus informelle. D’après plusieurs membres de l’équipe du GUR MOU interrogés par Bellingcat, le SBU fournit à ses homologues bélarusses des informations sur les activités de mercenariat des 33 hommes, ainsi que sur tous les autres hommes « recrutés » par la CMP MAR. C’est probablement cette information qui est à l’origine d’une déclaration des autorités à Minsk qui annoncent le 30 juillet qu’elles sont à la recherche de 200 autres individus de « Wagner » sur le territoire bélarusse.

Au cours d’un entretien téléphonique le 5 août 2020, le président Zelensky tente personnellement de convaincre Loukachenko d’extrader les hommes vers l’Ukraine.

Recherchés par la Russie

De leur côté, les autorités russes apparaissent d’abord décontenancées par l’arrestation et les accusations proférées contre elles par Loukachenko. Les premières réactions du Kremlin et de ses médias affiliés montrent une confusion au sujet de ce que les 33 hommes étaient censés faire à Minsk. Après un jour de silence, Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin, commente le coup de filet du 30 juillet en rejetant les accusations selon lesquelles la Russie aurait tenté de déstabiliser le Bélarus à qui il demande « des informations complètes sur ce dont les Russes sont accusés ». Dans un communiqué publié sur le site web du ministère russe des Affaires étrangères, l’ambassadeur de Moscou à Minsk insiste sur le fait que les Russes étaient membres d’une compagnie privée attendant de prendre un vol vers un pays tiers. Le 31 juillet, Vladimir Poutine rencontre le Conseil de sécurité national pour discuter de l’affaire, mais le communiqué de presse publié ensuite par le Kremlin ne dit que peu de choses sur ce qui en est ressorti.

Plusieurs citoyens russes ayant commandé les supposées unités de « volontaires » dans l’Est de l’Ukraine font des déclarations pour soutenir les mercenaires. Et en reconnaissant que certains d’entre eux ont combattu dans leur rang, ils supputent qu’ils étaient en route vers un autre pays pour un déploiement au sein d’une CMP. Une chaîne Telegram populaire chez les anciens mercenaires explique même la présence des Russes par la complexité des routes à emprunter pour aller de Moscou à Caracas pendant la pandémie.

Jusqu’au 3 août 2020, le Kremlin semble toujours ignorer la réalité qui se cache derrière le sort des 33 Russes, Peskov et le consul russe à Minsk déclarant tous deux que ces hommes étaient membres d’une compagnie de sécurité privée « prêts à être déployés dans un pays tiers » et ont simplement raté leur avion.

Les premières déclarations russes sont vivement rejetées par les officiels bélarusses. Aucune CMP n’organiserait un voyage vers un pays tiers via le Bélarus sans que ses parrains, « du FSB ou du GRU », ne préviennent d’abord leurs homologues à Minsk, rétorque le président du Conseil de sécurité bélarusse, Andrei Ravkov.

Le 5 août 2020, comme l’Ukraine, le procureur général russe demande formellement au procureur bélarusse de livrer les 33 détenus russes à Moscou. L’unique citoyen bélarusse du groupe n’est apparemment pas inclus.

Le dénouement

À partir du 6 août 2020, le président bélarusse se montre hésitant sur la demandes à honorer. Il invite même les procureurs russe et ukrainien à venir au Bélarus pour « résoudre l’affaire avec le procureur général bélarusse sur la base des accords internationaux ».

Mais d’autres événements semblent avoir influencé sa décision finale.

Alors que les autorités et les renseignements russes semblaient perdus quant à la façon dont 33 mercenaires ont pu se retrouver à Minsk, elles semblent avoir résolu l’énigme une semaine plus tard. En utilisant son accès illimité aux informations des fournisseurs d’accès internet russes, le FSB réussi a déceler l’implication ukrainienne dans au moins une partie de l’opération. Ils découvrent notamment l’adresse IP utilisée pour publier la première offre d’emploi sur le site web Avito et l’enregistrement en Ukraine d’une des agences de voyages qui a réservé les billets d’avions pour les mercenaires. Ces découvertes sont publiées dans le journal pro-Kremlin Komsomolskaya Pravda qui désigne sans ambiguïté les services de renseignement russes comme la source des révélations et publie l’interview d’un agent du FSB sous couverture. Le même jour, le comité d’enquête russe se penche sur l’affaire.

Le lendemain, le président Poutine s’entretient par téléphone avec le président Loukachenko pour discuter de la situation des détenus. Mais Loukachenko ne semble pas impressionné. Jusqu’au 9 août, jour de l’élection présidentielle au Bélarus, il répète qu’il ne croit pas à la version russe sur le rôle d’un « pays tiers » dans l’arrivée des mercenaires.

Mais ce qui va suivre l’élection présidentielle sera sans précédent dans l’histoire du Bélarus. De gigantesques manifestations anti-gouvernementales éclatent dans tout le pays contre ce que nombre de Bélarusses considèrent comme des élections truquées.

La nature des négociations diplomatiques entre Minsk et Moscou dans les jours qui suivent ne sont pas connues. On ignore également si la Russie a offert son renfort à Loukachenko pour écraser la protestation. Mais au moins trois avions de l’armée russe ou du FSB se rendent de manière imprévue à Minsk au cours de la semaine suivant les élections, dont deux rien que le 12 août.

Le 14 août, le procureur général russe annonce que le Bélarus a libéré les 32 citoyens russes et qu’ils sont de retour en Russie. L’annonce, qui a depuis été supprimée du site web du procureur (mais qui est encore lisible en version archivée ici), semble avoir été prématurée. Des mercenaires interrogés par Bellingcat affirment qu’ils n’ont en fait été libérés que le 16 août, et renvoyés en bus vers une destination proche de Moscou où ils ont été placés en quarantaine pendant 14 jours. Pendant ces deux semaines, d’après les mercenaires, les 32 hommes sont interrogés par des enquêteurs du FSB qui cherchent à comprendre ce qu’il s’est passé exactement depuis qu’un mercenaire a répondu pour la première fois à une offre d’emploi publiée sur un site russe secret, presque un an auparavant.

Article de Christo Grozev, avec les contributions d’Aric Toler, Pieter van Huis, et Yordan Tsalov. Traduction en français par Élie Guckert.

*Correction: Une version précédente de cet article décrivait par erreur l’immunisation contre le Covid-19 d’Artyom Milyaev alors que ce dernier parlait en réalité son immunisation contre la fièvre jaune. L’article a été mis à jour en conséquence.