Absurdité et armes chimiques : la campagne de désinformation contre les casques blancs


Un rapport conjoint en collaboration avec Newsy

La Défense civile syrienne (DCS), également connue sous le nom de casques blancs, est une organisation de recherche et de sauvetage basée dans des zones contrôlées par l’opposition. Ils ont enregistré certaines des pires atrocités commises en Syrie et fourni des preuves essentielles d’atteintes flagrantes aux droits humains perpétrées par le gouvernement syrien et l’armée russe. Cela a fait d’eux la cible d’une importante campagne de désinformation tentant de les assimiler à des «terroristes», certains partisans du gouvernement prétendant qu’ils étaient «des cibles légitimes».

À la mi-2018, cette campagne de désinformation semble s’être concentrée sur des tentatives d’associer la DCS à des attaques chimiques à Idleb. D’août à novembre de cette année, les gouvernements russe et syrien ainsi que les médias contrôlés par l’État ont répété sans cesse des récits impliquant la DCS dans le transport ou l’utilisation d’armes chimiques autour des zones contrôlées par les rebelles du nord-ouest de la Syrie, principalement Idleb. Cet article examinera les accusations portées contre la DCS à Idleb et évaluera les preuves fournies. Les informations que nous avons collectées peuvent être trouvées ici.

Il convient de noter qu’aucun organisme de bonne réputation n’a jamais découvert que les casques blancs aient été impliqués dans des incidents chimiques en Syrie autrement que comme premiers intervenants lors des attaques. En revanche, le gouvernement syrien a été identifié comme l’auteur de 23 attaques au chlore et au sarin et a probablement été impliqué dans bien d’autres. Les rapports factuels de la Russie et de la Syrie sur la question des armes chimiques ont une réputation douteuse en raison de leurs accusations de vastes complots internationaux, de leur utilisation d’images satellitaires falsifiées et de leur tendance à présenter des vidéos et des images tirées de jeux vidéos à titre de preuve.

Image 1: Les attaques chimiques en Syrie et leurs auteurs, d’après la commission d’enquête des Nations unies sur la République arabe syrienne

Accusations

Bellingcat a identifié 22 accusations distinctes relatives à l’utilisation ou au transport d’armes chimiques à Idleb et dans les environs en 2018. Lorsque la même accusation a été répétée dans plusieurs articles, nous n’avons inclus que l’exemple le plus ancien. Nous avons choisi d’arrêter le classement le 23 novembre en raison de la présumée attaque chimique à Alep, qui a entraîné un grand nombre d’accusations spéculatives non-fondées sur une source précise.

Après deux accusations isolées en février et juin, il semble y avoir eu un accroissement des accusations pendant et après les négociations de l’accord de Sotchi, qui ont abouti à une trêve et à la création d’une zone tampon à Idleb à partir du 17 septembre. Le taux de ces accusations a considérablement diminué au cours du mois de novembre précédant l’attaque chimique d’Alep.

Image 2 :Accusations associant la DCS à des armes chimiques en 2018 à Idleb

Les accusations associant la DCS à des armes chimiques couvrent une vaste zone géographique, notamment Idleb, Hama et Alep. Le lot d’accusations le plus important concerne les villes d’Al-Lataminah et de Kafr Zita, situées au nord de Hama, dans des zones qui ont été à plusieurs reprises ciblées par des armes chimiques déployées par le gouvernement syrien.

Image 3: Carte montrant les emplacements présumés liés à l’utilisation ou au mouvement d’armes chimiques par la DCS

En dépit d’affirmations répétées selon lesquelles des attaques chimiques étaient imminentes ou avaient déjà eu lieu, aucune attaque chimique n’a été prédite avec précision. Compte tenu de l’utilisation continue des armes chimiques par le gouvernement syrien tout au long du conflit, ainsi que de la dissimulation de cette question par les gouvernements syrien et russe, cela n’a rien de surprenant. Cela ressemble à la manière dont le gouvernement russe a tenté de cacher son rôle dans l’attaque chimique de Salisbury ou a fourni de fausses preuves au bureau néerlandais de la sécurité qui a enquêté sur le MH17.

Une proportion significative de ces accusations, 8 sur 22, émanait du Centre russe pour la réconciliation des parties en conflit en Syrie (CRRPCS). Comme son nom l’indique, il s’agit d’un organe mis en place par le ministère russe de la Défense, théoriquement pour suivre la violence en Syrie et tenter de réconcilier les parties adverses. Cette enquête indique que cette organisation joue un rôle important dans la diffusion de ce qui constitue probablement une campagne de désinformation contre les premiers intervenants civils, remettant en question son objectif déclaré. Parmi les accusations récentes, 11 émanent de sources contrôlées par le gouvernement russe, telles que Sputnik, le ministère russe de la Défense ou des représentants du gouvernement russe.

Sur les 22 accusations, toutes sauf quatre indiquent explicitement que les futures attaques chimiques constitueront une forme de «false flag» (Ndt : des canulars) visant à amener l’Occident à attaquer le gouvernement syrien, ciblant les civils dans les zones contrôlées par les rebelles. Aucune des quatre autres n’a déclaré que la DCS utiliserait des armes chimiques pour attaquer des civils sur un territoire contrôlé par le gouvernement. Bien que l’on ait tenté de laisser entendre que la DCS était associée à l’apparente attaque chimique à Alep le 24 novembre, cette implication ne correspond pas au récit construit par les accusations que nous avons examinées. Il convient également de noter que nous pensons que les preuves en source ouverte de l’attaque d’Alep ne sont pas concluantes, alors que les gouvernements britannique et américain affirment qu’elles ont été effectuées par le gouvernement syrien à l’aide d’une sorte de gaz lacrymogène.

Les accusations virent parfois à l’étrange. Les 11 et 12 septembre de cette année, le CRRPCS a déclaré que les casques blancs avaient collaboré avec Hayat Tahrir al-Cham (HTC) pour créer une fausse attaque chimique. Le CRRPCS a affirmé que ceci avait été filmé par «des chaînes de télévision du Moyen-Orient» et par la «branche régionale de la chaîne d’information américaine». Ces images devaient être soumises à l’ONU et à l’OIAC. Sans parler de l’absurdité de l’accusation elle-même, le CRRPCS n’a jamais produit aucun élément de preuve à l’appui de cette affirmation et aucun film de ce type n’a été diffusé.

Les groupes supposément impliqués dans de fausses attaques

Si l’on en croit les gouvernements russe ou syrien, il existe un vaste réseau de groupes différents, dont beaucoup se battent actuellement les uns contre les autres, et qui travaillent de concert pour mener à bien ces attaques qui n’ont pas eu lieu. Bellingcat a déjà exploré l’absurdité que signifierait une fausse attaque chimique à Khan Cheikhoun. Les revendications russe et syrienne ajouteraient plusieurs niveaux de complexité à ce scénario, puisqu’elles ont accusé à plusieurs reprises les groupes suivants d’être impliqués :

1. La défense civil syrienne

2. Les renseignements britanniques

3. Les forces spéciales britanniques

4. Une société de sécurité britannique appelée Olive Group

5. Des experts étrangers britanniques

6. Les renseignements américains

7. Les forces spéciales américaines

8. Le gouvernement français

9. “Des chaînes de télévision du Moyen-Orient”

10. “La branche régionale de la chaine de télévision américaine”

11. Hayat Tahrir Al-Cham et ses précédentes incarnations

13. “Des spécialistes étrangers”

13. “Des amis étrangers”

14. Des experts étrangers turcs

15. Des experts étrangers tchétchènes.

16. Ahrar al-Cham

17. Le Parti Islamique du Turkestan

18. Jaych al-Ezzah

19. Des “militants” anonymes

Pour ceux qui connaissent bien le conflit syrien, il paraît extrêmement improbable que ces groupes travaillent ensemble. L’idée qu’une vaste campagne visant à créer de fausses attaques chimiques ne serait pas contestée par d’autres groupes, des civils locaux, la société civile ou par la presse étrangère repousse les limites de l’absurdité.

Les preuves fournies

En raison du faible niveau des preuves fournies pour étayer ces accusations, il est difficile de réfuter chacune d’elles individuellement, car il n’y a pas d’éléments réels à réfuter. Sur les 22 allégations que nous avons identifiées, la somme de toutes les preuves vérifiables fournies consistait en un seul clip vidéo de 9 secondes et une seule image. Tous deux ont été présentés pour appuyer l’affirmation selon laquelle l’État Islamique aurait attaqué Hayat Tahrir al-Cham, aurait pris deux bouteilles de chlore et tué deux employés de la DCS. La vidéo montrait des machines de l’usine fonctionnant à côté d’une série de grottes pouvant être géolocalisées au centre d’Al-Lataminah, tandis que l’image montrait un conteneur visiblement cylindrique à l’arrière du camion. Aucune donnée de localisation exacte n’a été fournie, alors que la photo et la vidéo semblent avoir été recadrées ou agrandies, rendant la géolocalisation difficile.

La vidéo d’Al-Lataminah montre bien un lieu associé à la DCS, et il semble que l’individu visible dans la vidéo porte un chapeau blanc ou un casque. Cependant, rien dans l’image ou la vidéo ne permet d’affirmer qu’il y a eu une attaque de l’État Islamique dans cette région pendant cette période ou que des mouvements d’armes chimiques ont eu lieu. La vidéo et l’image semblent contenir des objets potentiellement cylindriques, mais sans images de meilleure qualité, il est impossible de dire avec certitude s’ils sont cylindriques, ni de quoi il s’agit réellement.

Image 4 : Un camion avec l’inscription russe “Бочки” (barils)

 

Vidéo publiée par le ministère de la Défense russe montrant un poste de la DCS à Al-Lataminah

Malgré ce manque de preuves vérifiables, des sources telles que le ministère de la Défense russe et son organisation de surveillance, le CRRPCS, ont continuellement fait des accusations comme si s’agissait de faits établis. Le langage qu’ils utilisent ne laisse place à aucun doute ou incertitude. En effet, concernant un ensemble d’accusations proférées à la mi-septembre et qui semblent liées, le CRRPCS a déclaré disposer d’informations «irréfutables» sur une attaque imminente. Cette information n’a pas été publiée. Les précédentes déclarations du ministère de la Défense russe concernant des preuves «irréfutables» s’avéraient être des séquences d’un jeu vidéo.

À maintes reprises, le gouvernement russe a fourni des preuves qui ont été falsifiées, trafiquées ou plagiées depuis des blogs. Pour être crédible en faisant ces accusations, le ministère russe de la Défense doit être transparent et divulguer ses preuves «irréfutables». En attendant, au vu des précédentes expériences, ses accusations ne sauraient être prises au sérieux.

Conclusion

La Défense civile syrienne est une organisation qui travaille dans des circonstances extraordinaires et qui met volontairement sa vie en danger pour sauver les autres. Comme pour toute organisation opérant dans un conflit aussi complexe, ils prennent parfois des décisions avec lesquelles d’autres seraient en désaccord. Cependant, il suffit de regarder une petite partie des centaines de vidéos montrant les victimes sous les décombres d’immeubles bombardés pour comprendre qu’il s’agit de véritables primo-intervenants qui ont permis de sauver des milliers de vies dans les zones contrôlées par l’opposition en Syrie.

La campagne de désinformation menée contre la DCS a été brutale et implacable. Elle a tenté de mettre en doute la capacité des casques blancs à fournir des preuves, les a qualifiées de “terroristes” et a fini par les transformer en “cibles légitimes”. Il est clair que la Russie et la Syrie pensent qu’associer la DCS à des armes chimiques est un élément clé de ce narratif. Bien qu’ils prétendent avoir «des informations irréfutables», ni le gouvernement russe ni le gouvernement syrien ne semblent avoir fourni de preuves vérifiables à l’appui de leurs accusations.

Le niveau extrêmement faible de preuves à l’appui de ces accusations, l’absurdité de certaines de ces affirmations et l’incapacité constante de prédire une attaque chimique exposent ces accusations pour ce qu’elles sont : la poursuite d’une campagne de désinformation délibérée et planifiée contre une organisation humanitaire opérant dans les plus difficiles des circonstances.

Article de l’équipe d’investigation de Bellingcat traduit par le collectif Syrie Factuel