Quelqu'un a-t-il manipulé cette photo d'hommes entravés à Damas ?
Le gouvernement syrien a-t-il été contraint d’enchaîner des jeunes hommes pour les recruter dans l’armée ? Une image censée provenir de Damas donne en tout cas cette impression. Elle montre plusieurs jeunes hommes forcés de monter dans un camion, apparemment attachés ensemble par une chaîne ou une corde, avec des soldats à leurs côtés.
Cette image et l’explication de ce qu’elle représenterait se sont mises à circuler environ deux mois après l’émission du décret présidentiel d’Assad du 9 octobre 2018, qui accorde une amnistie générale de quatre mois aux hommes qui ont illégalement évité la conscription.
La détention manifeste d’hommes pour le service militaire représentée sur cette image a provoqué une controverse considérable sur les réseaux sociaux syriens. Des questions concernant le traitement des conscrits y ont été soulevées lors de discussions au sein des réseaux pro-gouvernementaux et ont même été abordées par des médias loyalistes.
Après l’apparition de cette photo, une autre version de l’image où les hommes ne sont pas attachés a également commencé à circuler. Ces internautes ont affirmé que cette deuxième photo était celle d’origine et que la première avait été manipulée dans le but de discréditer le gouvernement syrien.
Cet article évaluera le contexte des différentes versions de l’image afin de déterminer laquelle est la plus susceptible d’être l’originale. En raison de la faible qualité de ces images, certaines techniques comme l’analyse du niveau d’erreur ne sont pas utilisées ici. Il convient de noter que cette enquête utilise les sources d’information actuellement disponibles et que de nouvelles informations sur cette question pourraient encore émerger.
Puisque les horodatages des publications sur les réseaux sociaux varient en fonction de la plate-forme, toutes les heures indiquées sont au format UTC (Temps universel coordonné – ndt).
Localisation
Nous sommes convaincus que le lieu représenté se situe bien à Damas, plus précisément dans un quartier nommé Mazzeh. Cette vidéo montre la même zone lors d’une manifestation en 2012, que nous pouvons utiliser pour géolocaliser la photo d’origine dans un endroit situé juste à l’extérieur de la mosquée Zahra.
Ceci peut en outre être confirmé avec cette vidéo dashcam datant de 2018, dans laquelle le véhicule passe devant cet endroit précis.
Nous pouvons également établir que cet endroit semble être une sorte de point de rassemblement pour la conscription. Des images et une vidéo qui peuvent être géolocalisées dans le parc situé juste au sud-ouest de ce point représenteraient des hommes s’apprêtant à commencer leur service militaire obligatoire.
Quelle version est apparue en premier ?
La version la plus ancienne de cette image que nous avons pu identifier, et sur laquelle on ne pouvait voir aucune entrave au poignet des hommes, a été publiée le 4 décembre 2018 à 03 h 18 min UTC par Maram Susli, également connue sous le nom de PartisanGirl, une activiste pro-régime établie en Australie.
Susli a également affirmé que l’image où les hommes sont attachés, à laquelle elle répondait, avait été falsifiée. Nous avons demandé à Susli si l’image qu’elle a postée était d’origine et où elle l’avait obtenue. Elle a répondu qu’elle « l’avait trouvé en ligne » mais a refusé de partager une source exacte, affirmant que quelqu’un d’autre l’avait postée en ligne avant elle.
La version la plus ancienne de la photo avec les entraves que nous avons identifiée au cours de notre enquête a été publiée sur Facebook par @waqee3sory, qui semble être une page pro-gouvernementale, à 21 h 05 min UTC, le 2 décembre 2018.
Cependant, cette image est de relativement faible qualité. La plus ancienne image de bonne qualité que nous ayons identifiée a été publiée par une page pro-gouvernementale de Facebook intitulée « syrian.martyres2 » à 21 h 28 min UTC le 2 décembre 2018, toujours nettement plus tôt que celle publiée par Susli.
Une comparaison des deux versions de cette image révèle des informations indiquant que la version sans entraves est la moins susceptible d’être l’originale. La version publiée par Susli est en effet légèrement plus petite que la version partagée par syrian.martyres2 sur Facebook.
L’image ci-dessus est une comparaison entre les deux versions de la photo. La zone sombre indique la correspondance des images. La différence évidente est que l’on voit les entraves sur l’une et pas sur l’autre, mais cela ne nous apprend rien en soi ; cela montre simplement que sur l’une des versions les hommes sont attachés, et sur l’autre non.
La fine bande d’image entre la zone sombre et la zone bleue est la partie importante de cette analyse. Elle montre du contenu présent dans la version avec les entraves, mais pas dans la version sans. Cela indique que la version où les hommes ne sont pas attachés a été légèrement recadrée, suggérant qu’elle est moins susceptible d’être l’original. Cette zone recadrée est identique à celle observée lors de la comparaison de la version avec entraves à une autre version de l’image sans, publiée par Souria4Syrians, à l’exception des inscriptions en arabe.
Cela apparaît clairement dans le GIF ci-dessous, qui superpose les deux versions. Notons que celle où les hommes sont attachés montre clairement plus d’éléments que celle où ils ne le sont pas.
Il convient également de préciser que certains utilisateurs ont remarqué que les entraves dans les deux photos semblent de longueurs différentes d’un poignet à l’autre. Étant donné que nous ne savons pas exactement quelle est la nature de ces entraves et que la résolution de toutes ces images est trop basse pour les examiner correctement, nous ne pouvons expliquer avec précision ces différences de longueur. Il se peut que les bracelets soient simplement placés à des intervalles irréguliers, ou que les entraves aient été faites de manière à permettre au poignet des hommes de glisser le long de celles-ci. Bien entendu, il reste la possibilité que ces entraves aient été rajoutées à la photo, bien que, pour les raisons ci-dessous, nous estimons que cela est peu probable.
Les éléments de contexte
Il reste la possibilité que la version montrant les entraves ait été manipulée. Cependant, en évaluant ce que nous croyons être la provenance de la photo originale, cela semble relativement peu probable. Comme nous l’avons indiqué précédemment, la version la plus ancienne de la photo que nous avons trouvée avait été publiée par waqee3sory, une page pro-gouvernementale. Le texte, cité en partie ci-dessous, qui accompagnait l’image, exprimait la consternation devant la manière dont ces hommes étaient détenus et soutenait que cela était incompatible avec le décret pris par le Président Assad.
« Nous nous sommes tous réjouis lorsque le Président a publié un décret réhabilitant ceux qui ont échappé à la réserve militaire, en Syrie et à l’étranger. Tous les jeunes hommes, à l’intérieur et à l’étranger, étaient heureux. Certains ont décidé de revenir dans les deux mois pour régulariser leur situation et voir leurs familles. Les jeunes hommes ici ont poussé un soupir de soulagement.
Mais la joie n’a duré qu’une semaine . Seulement une semaine plus tard, le premier contingent de réserve a été convoqué.
Comment est-il possible qu’un décret présidentiel ne soit valable qu’une semaine !!!
– Le Président a pris une décision courageuse en abandonnant toutes les convocations à la réserve militaire.
– Le ministre de la Défense a confirmé, par l’intermédiaire du Parlement, que le décret et l’ordre émanaient du Commandant suprême et que les convocations à la réserve militaire ne sont émises qu’à raison des besoins – et ce n’est plus le cas actuellement. Il a ensuite ajouté que si les hommes répondaient à l’appel, le service militaire obligatoire devrait suffire, et qu’il n’y aurait plus besoin de réservistes dans un avenir proche, ni à long terme.
J’ai pris cette photo hier à Tale’t il Iskan à Mazzeh. De jeunes hommes dans la force de l’âge, saisis aux points de contrôle, dont le nom figure soit sur les listes du service militaire obligatoire soit sur celles de la réserve…. Observez, voyez comme ils les attachent comme du bétail et les enferment dans un camion comme des criminels…. Comment cet homme est-il supposé défendre le pays !!? Il sait qu’il va mourir… Avec un tel affichage public, comment vont-ils encourager la population à rejoindre l’armée ?!! Pour qu’ils défendent les autres et leurs fils…
Revenez, Syriens de la diaspora, revenez. »
Cependant, nous pensons que waqee3sory n’est pas l’auteur original de cette image et de ce message. Nous avons en effet trouvé une publication identique sur une autre page Facebook, avec le nom de l’auteur original.
Pour le protéger, nous allons l’appeler « Adnan ». Nous avons vérifié la page Facebook d’Adnan et identifié qu’il était clairement pro-gouvernemental et qu’il y avait expliqué avoir supprimé un récent post controversé. Or, nous pensons qu’il est fort possible que ce post controversé soit justement la source originale de cette photo. L’explication a été publiée le 3 décembre 2018, vers 21 h 30 min UTC. Adnan a déclaré qu’il avait publié le post controversé « hier », ce qui en fait très probablement la plus ancienne occurrence de l’image d’origine.
Adnan soutenait le gouvernement syrien et semblait avoir été frustré par le non-respect par l’armée du décret pris par le Président Assad, ainsi que par l’incapacité de la diaspora syrienne à revenir se battre pour le gouvernement. Bien que cela rende la vérification difficile, nous avons choisi de ne pas créer de lien vers la page Facebook d’Adnan ni d’identifier des détails spécifiques dans son message, car nous ne souhaitons pas donner des informations qui pourraient le mettre en danger et l’exposer à des représailles.
Si Adnan est la source première, ses intentions apparemment sincères indiquent que cette photo est la moins susceptible d’être manipulée. En effet, trouver ou créer une fausse image critique de l’armée syrienne, puis l’afficher sur son profil Facebook associé à sa véritable identité alors qu’il vit à Damas serait pratiquement suicidaire.
La deuxième image
Une deuxième image est également apparue, montrant la même scène peu de temps avant la prise de la première photo. Les détails sont pratiquement identiques, mais cette seconde photo a été prise sous un angle très légèrement différent. Elle montre la même procession, mais quelques instants plus tôt, le premier homme étant visible avant qu’il ne monte dans le camion.
On voit également un autre élément au bas de la photo, qui ressemble au bord inférieur d’une fenêtre de voiture. Cela serait cohérent avec l’emplacement, car les deux photos ont été prises au milieu de la route en direction de la droite lorsque vous regardez la photo : les plantes visibles font partie de la réserve centrale, tout comme elles le sont dans cette autre vidéo tournée au même endroit.
La résolution de cette seconde image est beaucoup plus faible, mais les détails la distinguent comme étant unique. La version la plus ancienne que nous avons trouvée de cette photo provient d’un reportage pro-gouvernemental, dans lequel apparaît une version recadrée et avec une résolution légèrement supérieure, à 15 h 31 min UTC le 3 décembre 2018. Cette deuxième photo soutient l’argument selon lequel l’image comprenant les entraves n’a pas été manipulée et constitue en fait la version originale. Jusqu’à présent, nous n’avons pas vu de version de cette seconde photo sans les entraves, bien qu’il faille noter que la provenance de cette seconde photo n’était pas possible à vérifier.
Conclusion
Le seul point sur lequel nous pouvons être absolument certains est qu’au moins une version de cette image a été manipulée. Bien que nous ne puissions être absolument certains que la version avec les entraves soit l’originale, le contexte dans lequel elle a été publiée et l’existence d’une deuxième photo séparée illustrant la même scène laissent supposer qu’il est plus probable qu’elle soit la version authentique.
L’écho donné à une version de l’image sans entraves par Susli et Souria4Syrians a créé des doutes sur la photo d’origine, bien qu’ils soient tous deux des sources de désinformation signalées (Souria4Syrians a été banni en tant que source sur le subreddit “Syrian Civil War” (“Guerre civile syrienne” – ndt), tandis que Susli pense que le virus Ebola serait une arme biologique américaine). En conséquence, les journalistes et les activistes ont pris leur distance avec la photo originale, en supprimant les posts et les tweets qui la publiaient, ce qui est tout à fait rationnel.
Bien qu’il ne soit pas possible de parvenir à une conclusion absolue dans ce cas, cela met en lumière la nature de l’écosystème d’information entourant le conflit syrien dans son ensemble, où des acteurs malveillants, principalement mais certainement pas limités à ceux liés au gouvernement syrien ou à l’armée russe, injectent le doute en utilisant la désinformation dans une tentative de créer de la confusion. De façon évidente, dans le cas présent, ces acteurs ont réussi, quelle que soit la version de l’image qu’ils ont créée.
Article de l’équipe d’investigation de Bellingcat traduit par le collectif Syrie Factuel