Enquête «open source» sur l'attaque chimique présumée du 24 novembre 2018 à Alep
Le 24 novembre 2018 au soir, un grand nombre d’individus se plaignant de difficultés respiratoires ont été hospitalisés à Alep. Les premiers articles, comme cet article archivé de Sputnik, ont affirmé qu’il y avait eu plusieurs morts. Cependant, ces versions ont ensuite été modifiées, relatant que cet incident n’avait provoqué que des blessés. Le gouvernement syrien et le ministère de la Défense russe ont accusé les forces rebelles. Celles-ci ont nié avoir lancé cette attaque ou avoir utilisé une quelconque arme chimique. Cet article examinera les informations de source publique associées à cet événement.
Allégations & déclarations
Gouvernement & Russie
L’armée russe a déclaré que le 24 novembre 2018 à 21h50, des « groupes terroristes » avaient tiré au mortier de 120 mm sur des quartiers du nord-ouest d’Alep et que les projectiles avaient atterri à proximité de la rue du Nil. Ces obus de mortier auraient été tirés depuis un emplacement situé à proximité du village d’Al-Buraykat dans la zone démilitarisée, une zone tampon entre les forces rebelles et gouvernementales. L’Armée russe a aussi affirmé que ces obus avaient probablement été remplis avec du chlore, compte tenu des symptômes des personnes affectées. L’emplacement d’Al-Buraykat se situe apparemment au sud-ouest de Mansoura. Bien que le village n’apparaisse pas sur les cartes commerciales, il est présent sur une application de météo et son existence a été confirmée par des Syriens qui connaissent bien la région, contactés par Bellingcat.
Plus tard, la Russie a déclaré qu’elle avait détruit le groupe qui avait lancé cette attaque, et a publié les images d’une frappe pour appuyer cette déclaration. Ces images ont été géolocalisées à un emplacement situé au sud d’Alep, en zone rebelle. Les couleurs des images ci-dessous ont été modifiées :
Observatoire syrien des droits de l’homme
Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), le nombre total de personnes hospitalisées en raison de l’attaque était de 94. Parmi elles, 31 sont restées sous surveillance et observation en raison de leur état instable.
L’OSDH a également signalé qu’un grand nombre de victimes étaient des femmes et des enfants, ce qui concorde avec les informations communiquées par les médias gouvernementaux et avec les informations selon lesquelles une zone résidentielle peuplée aurait été attaquée.
Rebelles
Un certain nombre de groupes rebelles ont nié avoir connaissance ou avoir pris part à l’attaque présumée, tandis que l’agence de presse d’opposition STEP a publié un article mettant en doute le récit selon lequel une attaque chimique aurait été perpétrée.
Selon les médias de l’opposition, la salle des opérations de Zahra a démenti avoir utilisé du chlore ou des produits chimiques lors d’attaques contre la zone contrôlée par le gouvernement.
Le porte-parole de Nour Al-Din Al-Zinki a démenti les affirmations du gouvernement syrien selon lesquelles les rebelles seraient les auteurs de l’attaque, accusant au contraire la Russie et les forces gouvernementales de l’avoir commise.
Le commandant adjoint de Jaych Tahrir al-Cham est allé jusqu’à accuser le gouvernement syrien d’avoir orchestré l’attaque avec la coopération du Hezbollah et des services de renseignement de Maher el-Assad, qui auraient importé des produits chimiques via le Qalamoun. La direction de Fastaqim Kama Umirt, une faction qui a largement fusionné avec Ahrar al-Cham en 2017 et qui fait maintenant partie de l’Armée nationale syrienne (ANS, à ne pas confondre avec l’AAS, l’Armée arabe syrienne, armée officielle du régime syrien – ndt), a également accusé les forces pro-gouvernementales.
Yassir Abdel-Rahim, chef de Faylaq al-Cham et représentant aux négociations d’Astana, a également imputé ces attaques au gouvernement. Mustafa Sejari, ancien président du comité politique de la brigade al-Mu’tasim, a également déclaré qu’attribuer l’attaque à l’opposition avait pour but de saper les négociations à Sotchi.
Médias disponibles
Les médias actuellement disponibles incluent plusieurs vidéos tournées dans des hôpitaux, dont l’hôpital Al-Razi et l’hôpital universitaire d’Alep. Celles-ci ont été prises à la fois par des activistes et par des médias d’État. Il existe également des vidéos montrant une équipe NRBC (pour les risques Nucléaires, Radiologiques, Biologiques et Chimiques – ndt) russe se rendant sur l’un des sites des attaques et prélevant des échantillons, ainsi que la vidéo d’une frappe de représailles russe. Aucun média montrant l’attaque elle-même ou des victimes à un autre endroit que dans des hôpitaux ne semble avoir été publié.
Les premières images enregistrées du lieu de l’attaque présumée ont été publiées par SANA. Elles montrent des cellules de chauffe-eau solaires qui ont clairement été endommagées, sur le toit d’une maison. Il y avait toujours une quantité importante d’eau sur le toit à proximité des cellules solaires endommagées, indiquant que les dommages étaient récents. Des marques de fragmentation sur les murs du toit, y compris à travers l’antenne parabolique, suggèrent également qu’une sorte d’explosion a probablement provoqué ces dégâts.
Marques de fragmentation et eau (source) :
L’ensemble des images publiées par SANA montre aussi une tige de bombe de mortier de 120 mm, probablement dans la même zone que celle correspondant au toit avec les cellules solaires. Cette image peut être géolocalisée à un emplacement situé juste au nord de la rue du Nil, ce qui est conforme aux déclarations des gouvernements russe et syrien.
Point de vue de l’image de SANA (source) :
C’est à côté de l’endroit où l’équipe NRBC russe s’est rendue plus tard et a prélevé des échantillons, notamment pour récupérer des parties de ce qui semblait être un mortier de 120 mm.
Géolocalisation de l’équipe NRBC (source) :
Emplacements
Carte montrant les emplacements clés et les positions des lignes de front (source) :
Munitions
Au moment de la rédaction de cet article, les seules munitions associées à cet événement sont des mortiers de 120 mm. Un communiqué de l’Armée russe a indiqué que les mortiers de 120 mm étaient les armes utilisées tôt le matin du 25 novembre. Les images de SANA et les vidéos montrant l’unité NRBC russe décrivaient des tiges de mortier de 120 mm.
Tige de mortier de 120 mm photographiée sur le site de l’attaque par rapport à un mortier complet de 120 mm (à gauche : source, à droite : source) :
L’équipe NRBC avec une queue d’empennage de mortier de 120 mm (à gauche : source, à droite : source) :
Dans le conflit en Syrie, l’emploi des armes chimiques a été considérable et nous avons identifié de nombreuses variantes de munitions spécialisées dans le transport d’agents chimiques de guerre, notamment du chlore.
Munitions de gaz moutarde employées par l’État islamique (source) :
Roquettes de chlore des forces pro-gouvernementales syriennes, avec un moteur-fusée de 107 mm (source) :
Les forces pro-gouvernementales ont largué une munition contenant du chlore (source) :
Comme on peut le voir, ces munitions ont toutes été modifiées pour transporter une charge plus importante, à l’exception de la munition constituée d’une unique bouteille de chlore, qui est simplement larguée depuis un hélicoptère et en transporte déjà une grande quantité. Ces charges plus importantes sont nécessaires parce que le chlore se dissipe relativement rapidement, notamment à l’air libre.
Nous n’avons jamais vu de munition de mortier de 120 mm modifiée pour contenir du chlore, et il est peu probable qu’une munition de cette taille puisse contenir suffisamment de chlore pour avoir beaucoup d’effet sur la cible. Si ce type de munition devait être modifié pour transporter des quantités exploitables de chlore, cela limiterait probablement la charge explosive de manière considérable. Une charge explosive importante détruirait également l’agent chimique présent dans la munition. Une charge explosive plus petite serait donc préférable pour une munition chimique efficace. Cela limiterait également la portée de l’obus de mortier, qui est d’environ 5 à 7 km pour un mortier du bloc soviétique de 120 mm. Ceci est significatif car la distance entre le site de lancement d’Al-Buraykat et le lieu visité par l’équipe NRBC russe est d’environ 6 900 mètres, ce qui est déjà proche de la limite de la plupart des systèmes de mortier de 120 mm utilisés en Syrie.
Les images publiées par SANA et les vidéos de l’équipe NRBC russe montrent des dommages causés par la fragmentation, des cratères et des tiges d’obus de mortier. En supposant qu’il s’agisse des restes des munitions utilisées lors de l’attaque, et en nous appuyant sur les exemples de munitions précédemment utilisées pour disperser du chlore dans le conflit syrien, nous nous attendrions à voir plus de restes de munitions et moins de dommages occasionnés.
Des images publiées par diverses agences de presse russes montrent l’équipe NRBC russe collectant des échantillons du site. Il semble que les agences de presse partagent toutes la même source vidéo, mais qu’elles utilisent différentes parties de la séquence. Aucune vidéo n’en montre donc la totalité. La vidéo suivante montre la plupart des extraits réunis en HD :
https://www.youtube.com/watch?time_continue=154&v=MmIdiuSeCR4
D’après les vidéos publiées, il apparaît que quelques débris de métal ont été récupérés dans le cratère, ainsi qu’une tige de mortier, compatible avec un mortier de 120 mm. Des échantillons d’air semblent également être collectés, mais aucune image ne montre que d’autres échantillons environnementaux, tels que du sol ou du matériel végétal, soient collectés par l’équipe NRBC russe. Cela ne veut pas dire que le NRBC russe n’a pas collecté ces échantillons, mais seulement que les enregistrements vidéos disponibles ne le montrent pas en train de le faire.
Des images publiées le 27 novembre 2018 par le journal russe Zvezda TV News montrent un laboratoire russe mobile qui teste des échantillons :
https://www.youtube.com/watch?v=QUk9I1Roy4E
Les échantillons testés en laboratoire comprennent ce qui semble être des échantillons de sol et un morceau de métal d’une forme similaire à un de ceux collecté par l’équipe NRBC. Dans la séquence de l’équipe sur le site, on voit la pièce de métal dans un sac en plastique transparent scellé avec une étiquette jaune. Dans la séquence du laboratoire mobile, la personne effectuant les tests ouvre un sac en plastique transparent scellé avec une étiquette jaune. Il est donc fort probable qu’il s’agisse du même sac que dans les images précédentes. Dans la vidéo des échantillons testés, il est dit qu’ils ont apporté des échantillons de sol et des restes de munitions qu’ils avaient rassemblés immédiatement après l’attaque et que celles-ci étaient des munitions improvisées de 120 mm remplies d’agent chimique.
Utilisation passée d’armes chimiques
Il convient de noter que les enquêtes précédentes de l’OIAC n’ont jamais déterminé que des groupes d’opposition autres que l’État islamique avaient utilisé des armes chimiques. Il est au contraire établi d’après ces enquêtes que le gouvernement syrien a utilisé du sarin et du chlore dans 23 incidents distincts. D’autres enquêtes indiquent qu’il aurait utilisé des armes chimiques à plus de cent reprises.
Incidents de guerre chimique sur lesquels a enquêté la Commission d’enquête des Nations unies sur la Syrie (source) :
Fait intéressant, l’hôpital universitaire d’Alep et l’hôpital Al-Razi ont déjà fait face à un cas qui, à l’époque, était considéré comme une attaque chimique. À la fin de l’année 2016, environ 60 soldats de l’AAS étaient affectés par ce qui était, selon la Mission d’établissement des faits (MEF) de l’OIAC en Syrie, une « substance non persistante et irritante » dans les environs d’Al-Hamdaniyah.
L’hôpital universitaire d’Alep, l’hôpital Al-Razi et l’hôpital militaire d’Alep ont tous eu à s’occuper des victimes de cet incident et les ont traitées en leur donnant « de l’oxygène, des bronchodilatateurs, des liquides intraveineux (IV), des stéroïdes et des antibiotiques à large spectre ». Cela semble être compatible avec les traitements observés à Al-Razi et à l’hôpital universitaire au cours de l’événement récent. Cependant, le rapport de l’OIAC indique également qu’à l’hôpital Al-Razi et à l’hôpital militaire, les blessés ont été lavés et dévêtus, ce qui est l’action recommandée lorsqu’une personne entre en contact avec du sarin. Cela ne semble pas être le cas lors de l’incident récent.
Incohérences présumées
Certains commentateurs ont constaté des incohérences dans le comportement des patients. Bien que certains comportements paraissent certainement étranges, il convient de noter que dans des situations stressantes, les gens font souvent des choses qui n’ont pas de sens pour un observateur extérieur. Par exemple, le MEC (Mécanisme d’enquête conjoint) OIAC-ONU a noté qu’un homme avait été vu, dans une séquence filmée de l’attaque au sarin de Khan Cheikhoun, pratiquer de la réanimation cardio-respiratoire sur un corps tourné, face contre terre. Cette mauvaise pratique médicale n’a pas empêché le MEC OIAC-ONU de conclure que le gouvernement syrien avait effectivement utilisé du sarin dans cette attaque.
De même, bien que les masques anti-poussière n’auraient guère d’effet contre un agent de guerre chimique, le fait que les médecins et les visiteurs de l’hôpital les portent ne remet pas en question la validité des images. Des accusations identiques ont été lancées contre la Défense civile syrienne après Khan Cheikhoun, en dépit du fait que plusieurs d’entre ses membres ont été blessés par le sarin dans le cadre des opérations de sauvetage. Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles les organisations en Syrie peuvent ne pas disposer du matériel adéquat.
Témoignages des personnes sur place
Les témoignages des personnes à l’hôpital ont généralement été cohérents en ce qui concerne les effets et la description de l’attaque.
Un homme, dont on voit le fils tousser et presque vomir dans plusieurs vidéos, a été cohérent dans sa description des attaques dans deux vidéos séparées. Dans une interview, il a mentionné qu’il n’était pas sûr de la substance utilisée, mais il avait l’impression d’être sous l’effet d’un poivre extrêmement fort. Dans une autre interview avec Kinana Allouche, journaliste pro-gouvernementale, il a évoqué la possibilité que ce soit une arme chimique ou du gaz lacrymogène.
Dans une autre interview, une femme souffrant de difficultés respiratoires a déclaré qu’elle avait entendu les frappes arriver puis qu’elle avait commencé à avoir des difficultés respiratoires.
La chaîne de télévision russe Ren.TV a interviewé deux victimes de l’attaque. L’une d’elles a déclaré qu’elle était entrée à l’hôpital deux heures plus tôt et qu’elle s’était sentie mieux avant de rentrer chez elle. Les problèmes de santé de sa fille se sont aggravés à son retour à la maison, puis ils sont retournés à l’hôpital pour la soigner.
Le deuxième homme interrogé déclare que deux heures après avoir entendu un obus toucher la zone, son frère a commencé à se sentir malade.
Tous deux ont été interrogés séparément et ont indiqué que certains des effets avaient peut-être été retardés. Cela diffère de tous les autres récits donnés par les victimes aux médias d’État qui décrivaient la toux immédiate, les larmes aux yeux et une odeur nauséabonde.
Conclusion
Selon les actuelles informations de source publique, un incident a eu lieu dans le nord-ouest à Alep le soir du 24 novembre 2018, après lequel 50 à 100 personnes ont fait état de symptômes respiratoires. De nombreux témoins semblent s’accorder pour dire qu’une sorte d’attaque s’est produite et a provoqué ces symptômes. Outre le lavage des victimes, les traitements administrés observés en source publique semblent correspondre aux réactions précédentes des hôpitaux d’Alep à la suite d’une attaque présumée à l’arme chimique. Les anomalies apparentes dans les symptômes des patients doivent être évaluées par un médecin impartial avant que toute conclusion ne soit tirée.
Des fragments compatibles avec des bombes de mortier de 120 mm ont été découverts sur les lieux de l’attaque présumée. Cependant, il s’agirait d’une arme très inhabituelle pour répandre du chlore, et tout mortier de 120 mm serait à la limite de sa portée si le village d’Al-Buraykat que nous avons identifié est en effet le site de lancement.
Par-dessus tout, une enquête approfondie de l’OIAC devrait être menée afin d’établir les faits et, si possible, attribuer la responsabilité de l’attaque.
Merci au collectif Syrie Factuel pour la traduction de cet article.