Utilisation du phosphore blanc au Nord de la Syrie : l'OIAC devrait-elle enquêter ?
À Bellingcat, nous croyons dans le fait d’obliger les puissants à assumer la responsabilité de leurs actions. Nous pensons que pour y parvenir, l’analyse de questions aussi litigieuses que celles des conflits doit être conduite d’une manière précise. Nous savons également que pour établir des responsabilités, nous devons comprendre qui enquête et sur quel type d’incidents.
Dans un éditorial publié le 4 novembre, le Times of London a laissé entendre que l’OIAC (Organisation pour l’interdiction des armes chimiques) avait choisi de ne pas enquêter sur l’utilisation du phosphore blanc pour des raisons politiques : «Les suspicions sur les réticences de l’OIAC à enquêter reflètent l’hésitation des occidentaux à embarrasser un membre de l’OTAN à un moment où les relations avec la Turquie sont tendues.»
Cet éditorial a également parlé du phosphore blanc comme d’une «arme chimique prohibée». D’autres articles du Times ont également mentionné ces attaques comme étant des «attaques chimiques».
Le contenu de ces articles, leurs titres, et la décision de critiquer l’OIAC montrent qu’il semble y avoir un malentendu non-seulement sur le rôle de l’OIAC mais également sur la nature du phosphore blanc ainsi qu’au sujet de la Convention sur l’interdiction des armes chimiques elle-même.
Cette confusion ne déclenchera pas seulement des attaques fallacieuses à l’encontre de l’OIAC, mais pourrait également détourner l’attention et permettre ainsi à ceux qui ont utilisé du phosphore blanc, d’une manière qui pourrait violer le droit humanitaire international, de ne pas en être tenus pour responsables.
Le phosphore blanc et ses usages
L’éditorial du Times parle dans son accroche du phosphore blanc comme d’une «arme chimique prohibée». Pourtant, le phosphore blanc n’est pas prohibé, et ne semble pas avoir été utilisé comme une arme chimique.
Le phosphore blanc brûle lorsqu’il est au contact de l’air, produisant alors une grande quantité de fumée. En tant que tel, il est donc fréquemment utilisé par les armées à travers le monde pour ses propriétés fumigènes, afin de masquer ou de marquer des cibles. Cependant, il brûle également à très haute température, et est alors utilisé pour ses effets incendiaires, ce qui donne les terribles brûlures observées sur des enfants et mentionnées dans les reportages du Times sur les événements au Nord de la Syrie.
En raison de ses effets incendiaires, l’utilisation du phosphore blanc est très fortement encadrée, mais pas prohibée comme l’écrit le Times. Il doit également être noté que l’utilisation du phosphore blanc comme incendiaire pourrait potentiellement constituer une violation du droit humanitaire international ainsi que du protocole III de la Convention sur certaines armes classiques (CCAC).
Le phosphore blanc est-il une arme chimique ?
La définition d’une arme chimique, telle qu’elle est décrite par la Convention sur l’interdiction des armes chimiques (CIAC), est la suivante :
- «(L)es produits chimiques toxiques et […] leurs précurseurs, à l’exception de ceux qui sont destinés à des fins non interdites par la Convention, aussi longtemps que les types et quantités en jeu sont compatibles avec de telles fins»
- «(L)es munitions et dispositifs spécifiquement conçus pour provoquer la mort ou d’autres dommages par l’action toxique des produits chimiques toxiques définis à l’alinéa a, qui seraient libérés du fait de l’emploi de ces munitions et dispositifs»
- «Tout matériel spécifiquement conçu pour être utilisé en liaison directe avec l’emploi des munitions et dispositifs définis à l’alinéa b.»
À moins que le phosphore blanc ait été utilisé spécifiquement pour ses effets toxiques, par exemple en le brûlant délibérément dans un tunnel afin de faire suffoquer ses occupants, il ne correspond à aucune de ces définitions. Il ne fait pas non plus partie des produits chimiques inscrits dans la CIAC.
Ainsi, l’utilisation du phosphore blanc comme arme incendiaire ainsi que l’a décrit le Times, est encadrée par le protocole III de la Convention sur certaines armes classiques et non pas par la CIAC. Le Times parle d’ailleurs d’une arme incendiaire dans la majeure partie de son reportage (aussi bien que d’une «arme chimique»).
Comme l’explique Dan Kasketa, expert en armes chimiques et contributeur fréquent de Bellingcat :
«L’utilisation du phosphore blanc comme arme se sert de ses caractéristiques thermiques pour causer des blessures, mais pas pour l’empoisonnement ou la toxicité. Les armes chimiques ont été définies par les lois internationales comme toute substance chimique dont les propriétés toxiques sont utilisées comme principe d’action principal. Le phosphore blanc, bien qu’évidemment atroce, ne correspond pas à cette définition. L’OIAC est contraint par la Convention sur l’interdiction des armes chimiques. Si le monde veut redéfinir ce qu’est une «arme chimique» pour y inclure d’autres choses, il doit amender la Convention sur l’interdiction des armes chimiques.»
Le mandat de l’OIAC
Le dernier point mentionné par Kaszeta est d’une importance cruciale. La mission de l’OIAC est d’ «appliquer les dispositions de la Convention sur l’interdiction des armes chimiques pour concrétiser notre vision d’un monde débarrassé des armes chimiques et de la menace de leur utilisation, et dans lequel la chimie est utilisée pour la paix, le progrès et la prospérité.»
Comme nous l’avons démontré, l’utilisation du phosphore blanc telle que décrite par le Times est couverte par la Convention sur certaines armes classiques, et non pas par la Convention sur l’interdiction des armes chimiques, et se trouve donc en dehors du mandat de l’OIAC. Par conséquent, les accusations du Times selon lesquelles l’OIAC aurait refusé de prélever des échantillons à cause de son hésitation «à embarrasser un membre de l’OTAN à un moment où les relations avec la Turquie sont tendues» est erronée : l’OIAC a tout simplement refusé d’enquêter sur cet incident parce qu’il ne correspond pas à son mandat.
Bien que nous n’ayons pas reçu de réponses à nos demandes de commentaires de la part de l’OIAC, sa position a déjà été clarifiée sur de précédentes enquêtes, comme lors de l’utilisation du phosphore blanc à Mossoul par les États-Unis en 2004. À la question de savoir si le phosphore blanc était couvert par la CIAC, Peter Kaiser, le porte-parole de l’OIAC, avait répondu ceci :
«Non, il n’est pas interdit par la CIAC s’il est utilisé dans le contexte d’une application militaire qui ne requiert pas ou qui ne vise pas à utiliser les propriétés toxiques du phosphore blanc. Le phosphore blanc est normalement utilisé pour produire de la fumée et pour camoufler des mouvements.
Si le phosphore blanc est utilisé dans cet objectif, alors il s’agit d’un usage considéré comme légitime par la Convention.
En revanche, si les propriétés toxiques du phosphore blanc, ses propriétés corrosives, sont spécifiquement utilisées comme arme, alors oui, c’est un usage prohibé, car, en raison de la structure de la Convention ou de son application effective, tout produit chimique utilisé contre des êtres humains ou des animaux causant des dommages ou la mort par le biais des propriétés toxiques de ce produit est alors considéré comme une arme chimique.»
Bellingcat a également contacté Hamish de Bretton-Gordon, l’expert en armes chimiques cité à de multiples reprises dans les articles du Times. Il estime également que l’utilisation du phosphore blanc de cette manière ne correspondrait pas au mandat de l’OIAC.
Pourquoi est-ce une question importante ?
Les enquêtes concernant les violations du Droit humanitaire international sont extrêmement importantes. La possible utilisation de phosphore blanc dans ce cas précis pourrait en effet constituer une violation, et devrait alors être examinée en profondeur, aussi bien que toutes les autres violations du droit humanitaire international, extrêmement nombreuses, qui sont survenues au cours de la guerre syrienne. Cette enquête devrait être menée par les autorités compétentes, en l’occurrence probablement par la Commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne.
Tenter d’exercer des pressions sur l’OIAC pour qu’elle enquête sur un incident qui ne correspond pas à son mandat est non-seulement inacceptable, mais également contre-productif. Plutôt que de demander une enquête, du temps et de l’énergie vont désormais être utilisés pour attaquer l’OIAC pour des motifs fallacieux puisqu’elle a fait exactement ce qu’elle était sensée faire, tandis que les coupables de ce qui semble être une attaque incendiaire échapperont probablement à l’attention dans le futur.
Bien que nous comprenons et sympathisons avec le Times et ses efforts pour enquêter sur cet événement, cet éditorial et le reportage réalisé sur ce sujet feront probablement plus de mal de que bien. Dans une période où l’OIAC est attaquée et diffamée par différents États, ce genre de reportages n’est pas seulement inexact sur le plan factuel, mais il peut avoir des conséquences plus profondes et plus durables que prévues ou voulues au départ.
Un article de l’équipe d’investigation de Bellingcat traduit par Syrie Factuel.